Un peu comme pour le rythme du Mondial, quatre ans après avoir donné le Requiem de Verdi au même endroit (voir compte rendu), Valery Gergiev revient avec deux des quatre solistes, sur le vaste plateau du Festspielhaus de Baden-Baden pour un bis. Alors que sous les Tropiques, la France achève d’ailleurs de se faire battre par l’Allemagne en quart de Finale, les spectateurs regardent avec le plus grand calme la fin de la retransmission sur un écran installé dans le hall. Pas de débordements ni de réactions passionnées ici : l’ambiance est sereine et solennelle. C’est à peine si on compte un peu moins de monde que d’ordinaire ; à l’extérieur, ni klaxons ni vivats pour perturber quoi que ce soit. Le match se termine quelques minutes à peine avant le concert, ce qui laisse le temps aux uns et aux autres de s’installer tranquillement ; de toute façon, Valery Gergiev est toujours en retard de quelques minutes, mais après, on rattrape en quelque sorte le temps perdu.
Une fois lancée, la mécanique du chef d’orchestre russe se transforme en déferlante. Mené tambour battant, le vaste ensemble, chœurs compris, réagit au quart de tour et l’on se retrouve embarqué sur une Charrette fantôme qui emporte tout sur son passage dans un train d’enfer. Le fameux « opéra en habit ecclésiastique », pour reprendre la formule de Hans von Bülow, s’impose comme une vaste fresque haute en couleur, puissamment sonore, qui laisse l’auditeur collé à son siège, terrifié et laminé. Rien de consolateur dans ce Requiem : les morts sont réveillés et se doivent de répondre de leurs actes. Délaissant ses habitudes de conduite à mains nues, le fougueux maestro tient ici une courte baguette de la main droite, main très active, alors que la gauche, celle du cœur, effectue des mouvements contenus quoique plus intenses dans le « Lacrimosa » tout comme le « Libera me ». Véritable démonstration de force, la direction frappe par sa précision et son ampleur : on se voit pour ainsi dire englouti dans le Jugement dernier de Michel-Ange, infernal tourbillon où chacun est confronté au même cataclysme. Chaque pupitre est avantageusement et distinctement représenté et comme souvent avec le sémillant directeur du Mariinsky, l’œuvre interprétée est plus que familière avec un je-ne-sais-quoi de novateur et d’inattendu qui titille et excite immanquablement l’intérêt. La masse sonore prend de la profondeur, notamment dans le « Dies Irae » ou les trompettes retentissent en avant et en hauteur dans les loges de côté de la salle. On se croirait dans une Aida balayée par un souffle de feu dont on ressentirait chacune des flammèches. Le « Lux aeterna » évoque un superbe coucher de soleil sur d’immenses étendues, des steppes ou une toundra plutôt qu’une plaine du Pô, au demeurant.
Le plateau vocal, s’il est globalement plutôt équilibré, offre tout de même un certain nombre de disparités. Sergei Semishkur est ainsi en deçà de ce que proposent ses partenaires. Les aigus sont tonitrués mais davantage de couleurs et surtout de la nuance auraient été bienvenues. Rien de tel chez Mikhail Petrenko qui possède un nuancier superbe : la voix se fait entre autres opportunément blanche, puis exsangue dans le « Salva me ». Quelques graves évoquent les basses profondes et nous rappellent que nous avons bien affaire à une équipe russe. Yulia Matochkina séduit d’emblée par un timbre riche et moiré. Son « Lacrimosa » suit le mouvement général et ne laisse pas de prises aux pleurs, mais il s’en faut de peu, tant la puissance expressive de la mezzo est évidente. La très jolie Viktoria Yastrebova évoque ici la Maria Callas du Pirate : mince, élégante et économe de ses gestes, bouche entrouverte, tout est parfaitement étudié chez la jeune femme. Sa technique est prometteuse et ses défauts (des aigus un peu limités, notamment) ne gâtent pas l’émotion qu’elle parvient à instiller. Au final, un Requiem passionnant et riche de correspondances visuelles, virtuose à souhait et bien sûr de nature à réveiller les morts, nous a épatée et laissés un rien sonnée.