Ce n’est pas trahir un secret de famille que rappeler le lien de parenté entre Thomas Hampson et Luca Pisaroni : le second a épousé la fille du premier. Sur la scène du Châtelet, leur complicité, évidente, n’est pas seulement familiale. Artistique aussi, elle transparaît à travers l’enchainement des numéros qui rythment la soirée, tantôt airs, tantôt duos où père et beau-fils se donnent la réplique.
Mozart voit les deux chanteurs rivaliser d’intelligence, ensemble et séparément. Hampson est le maître – Comte des Noces hautain, Don Giovanni arrogant et le temps de la sérénade, suborneur – Pisaroni, le valet. Il en faudrait peu à ce Figaro querelleur, à ce Leporello insoumis pour s’affranchir de toute tutelle. La différence d’âge tient le serviteur à distance. Jusqu’à quand ? Plus que de chant, il faut parler ici d’interprétation. Mozart n’est pas un bourreau des voix. Rien de ce qu’il exige est hors de la portée de ces deux artistes, parmi les plus accomplis du moment. La prouesse réside dans le mouvement qu’ils savent impulser à ces quelques scènes. L’un est à peine sorti côté cour que l’autre arrive côté jardin, sans laisser au public le temps d’applaudir. Un geste, un regard et la situation est campée. La note compte moins que le mot. La consonne cingle, mord, siffle. la voyelle frappe. le personnage se dessine de pied en cape, tangible, vivant, incontestable. Du grand art.
Luca Pisaroni, Christian Koch, Thomas Hampson © DR
Le rapport de force s’inverse dans les duos suivants. Le répertoire romantique aime confier l’autorité à la voix la plus grave. Le cadet, baryton-basse, prend alors le pas sur l’aîné, baryton héroïque, au détriment de la vraisemblance dramatique. Philippe II, juvénile, s’attache les services d’un Posa expérimenté. Giorgio, plus immature que ne le voudrait l’histoire, tente de convaincre Riccardo d’épargner son rival. Ce qui, dans une représentation de l’opéra de Verdi ou de Bellini dérangerait, excite ici l’imagination. Vaillantes, les deux voix s’interpellent, se toisent puis s’affrontent en un combat insolite, sans vainqueur, ni vaincu. Même projection, même noblesse, même aplomb theatral. Le beau-père dispose d’une palette de nuances plus large mais le souffle vient parfois à manquer. Le gendre a plus d’insolence mais moins de munificence.
Au sommet de ses moyens, Luca Pisaroni veut explorer de nouveaux territoires. Quoi de plus légitime ! Rossini est-il la meilleure réponse à cette volonté d’expansion ? Rien n’est moins sûr. Préoccupés de technique, Mahomet et Assur oublient ce qui faisait auparavant l’intérêt de Leporello et Figaro : la véracité. L’aigu se tend, la vocalise entrave l’expression quand elle devrait la servir. L’effort, perceptible, tempère l’enthousiasme. Et Méphisto ? Disons qu’il ne déroge pas à la tradition qui veut le diable sardonique. Irréprochable assurément, en termes de prononciation comme d’accent mais après l’inventivité déployée dans Mozart, on attendait davantage. Le public est enfant gâté. Cole Porter, en bis, comblera ses exigences les plus élevées. Le chic, le rythme, le style font Luca Pisaroni américain à Paris.
Convalescent, après plusieurs semaines de bronchite qui l’ont contraint à annuler pas mal d’engagements, Thomas Hampson à ce moment de la soirée accuse le coup. Son bis, « Begin the beguine », traine de la patte. Le baryton, trop grand artiste pour ne pas s’en apercevoir, cherche à se remotiver, claquant des doigts et invitant Christian Koch, au piano, à se débarrasser de l’élégance qui déjà faisaient les intermezzi de Pagliacci et Cavalleria rusticana pièces symbolistes. En vain, L’esprit n’est plus là. Les couplets bachiques d’Hamlet et l’adieu à la vie de Macbeth, empoignés à bras le corps, violentés même parfois, et rageusement vécus, ont eu raison de ses forces. A la fin du combat, le géant pose un genou à terre donc mais se relève pour l’ultime éclat de rire qu’est le duo entre Don Pasquale et Maletesta.
Père et beau-fils s’entendent comme larrons en foire dans ce numéro virtuose qui, moquant la langue italienne, impose aux chanteurs un débit effréné. Les applaudissements crépitent. La salle, définitivement conquise, se lève. Thomas Hampson prend la parole pour confier qu’en 30 ans de carrière, ses plus beaux souvenirs artistiques sont associés à cette scène. Puisse, conclut-il, ce temple conserver la place qu’il mérite dans le paysage musical parisien. Ce concert, interdit avec humour aux ténors, est un des rares rendez-vous de la saison du Châtelet apte à exaucer le voeu. Pour la suite, faisons passer le message.