On l’a dit (voir notre brève), John Adams montre en ce moment en France deux de ses multiples visages, et sans doute est-il préférable de ne découvrir Doctor Atomic qu’en second lieu, tant cet opéra risquerait par comparaison d’écraser A Flowering Tree, œuvre peut-être moins ambitieuse dans son propos. Encore que les références, déclarées ou non, ne manquent pas, grâce auxquelles cette féerie prétend s’inscrire au sein d’une glorieuse tradition. Commandé pour coïncider avec le 250e anniversaire de la mort de Mozart, l’œuvre avoue une dette envers La Flûte enchantée en tant que conte initiatique et exotique où deux amants sont réunis après avoir surmonté diverses épreuves. Mais entre le XVIIIe siècle et le XXIe s’est glissé un autre opéra qui entendait lui aussi retrouver l’esprit de cette Flûte : La Femme sans ombre, à laquelle on pense en voyant Kumudha et le Prince chanter séparément leur désespoir d’être séparés de l’être aimé, comme Barak et sa femme au dernier acte de l’œuvre de Strauss. Et en découvrant ce conte indien où une femme a le pouvoir de se transformer à volonté en arbre fleuri, comment ne pas penser à Richard Strauss, là encore, qui sut magistralement traiter la plus belle métamorphose de la mythologie occidentale, celle de Daphné en laurier ? Sauf qu’il s’agit ici d’une Daphné à l’envers, qui se métamorphose par amour, filial d’abord, conjugal ensuite. A moins que toute cette histoire ne soit une sorte de renversement du mythe de Sémélé, puisqu’au lieu d’une mortelle punie pour avoir voulu voir un dieu dans tout l’éclat de sa puissance, c’est un prince qui est puni pour avoir exigé de voir son humble bien-aimée se changer en arbre (et celle-ci souffre ensuite bien davantage que lui). Inutile pourtant de songer à Strauss, et surtout à la complexité de sa musique, puisque John Adams a délibérément opté pour une certaine simplicité, mais sans renoncer à ses meilleures caractéristiques : on trouve donc dans A Flowering Tree de fort belles pages orchestrales et des chœurs fort bien venus. Manque seulement – ce n’est pas forcément un reproche – cette violence, cette tension qu’on associe à nombre de ses partitions ; on est néanmoins heureux de constater que le compositeur américain sait traiter d’autres sujets que les affrontements ethniques dans l’Amérique d’aujourd’hui, thématique que Peter Sellars n’a que trop tendance à lui suggérer.
Si l’on quitte le Châtelet avec une impression mitigée, ce n’est donc pas la faute de la musique, mais bien du spectacle, qui peine à offrir aux yeux une magie équivalente à celle que John Adams propose à nos oreilles. Sous cet angle, confier la mise en scène à une équipe originaire du sous-continent indien était peut-être une fausse bonne idée : Vishal Bhardwaj semble être cinéaste plus qu’homme de théâtre : il compose quelques belles images, avec la complicité du chorégraphe Sudesh Adhana, également responsable d’une scénographie réduite à quelques accessoires, mais l’extrême sobriété du spectacle risque de laisser sur sa faim l’amateur de merveilleux. Les effets sont dosés avec parcimonie et n’ont pas vraiment de quoi éblouir, et les mouvements du chœur s’avèrent souvent un peu simplistes. Le recours à des marionnettes ajoute une touche de naïveté supplémentaire, qui ne favorise pas toujours l’adhésion du spectateur. Bref, la production ne procure pas le ravissement qu’on aurait aimé ressentir face à cette belle histoire de métamorphose.
Ce qui laisse pantois, en revanche, c’est la maestria avec laquelle Jean-Yves Ossonce, chef protéiforme, passe d’un répertoire à un autre : alors qu’on l’entendait en avril dirigeant la Bérénice d’Albéric Magnard, le voilà qui maîtrise une esthétique située à mille lieues, toujours à la tête de l’Orchestre symphonique de Tours. Bravo pour cette transformation tout à fait convaincante. Autre métamorphose : celle de Franco Pomponi, qu’on avait laissé en président des Etats-Unis dans Nixon in China il y a deux ans, et qui revient en Narrateur, que des postiches encombrants ne privent heureusement pas de son autorité. David Curry est un Prince tout à fait convaincant, qui danse presque autant qu’il chante, malgré la présence du chorégraphe en personne comme « alter ego » du personnage. Le problème vient plutôt de la titulaire du rôle principal : Paulina Pfeiffer, scandinave comme l’admirable Ella Fiskum, son alter ego dansé, possède une voix trop sombre pour Kumudha. Certes, la partition de John Adams couvre une tessiture très large, mais l’on n’a ici qu’un medium assez dense, avec des graves peu audibles et des aigus qui évoquent plus une mezzo forçant son émission qu’une authentique soprano. Le Chœur du Châtelet, qui s’exprime souvent en espagnol, ce qui peut surprendre dans un conte indien adapté par des nord-américains, est plus enchanteur, notamment lorsqu’il pratique le monkey chant indonésien à base d’onomatopées. Compte tenu des difficultés que présente la réalisation scénique des métamorphoses de l’héroïne, on se dit qu’on aimerait réentendre cette œuvre en version purement oratorio, ou semi-scénique. Par Peter Sellars, peut-être ?