« Amour et folie » : pléonastique, redondant diront les uns. Antinomique, inconciliable rétorqueront les autres… En faisant de ces deux sentiments qui gouvernent notre humaine condition, le thème de son dernier récital, la Petibon joue plus fin. Elle ne cherche ni à confondre ou réconcilier les deux valeurs en une même entité ni à les opposer à n’importe quel prix. Surtout pas au prix de la démagogie en mettant les rieurs de son côté ainsi qu’on l’en a si souvent soupçonnée et accusée. Ses inattendues privautés vocales qui pourraient passer pour des outrecuidances voire des hérésies, sont plutôt là pour alerter nos sens, éveiller notre sensibilité. Son but n’est pas d’imposer ses vues ou de gauchir des œuvres qui se suffisent à elles-mêmes. Son objectif n’est pas de leur faire dire ce que, elle, Patricia Petibon, aurait décidé de leur faire accoucher aux forceps. La flamboyante soprano y parvient (aujourd’hui mieux qu’hier et manifestement avec plus de tact !) avec tant d’à-propos et de spontanéité que le petit jeu en devient irrésistible et plus que convainquant dans une logique de continuité y compris syntaxique. Ainsi ses écarts, petits ou grands, de langage ne sont pas là pour rompre avec des conventions, détourner de son sens premier où « relooker » des répertoires par trop convenus et flatter les attentes d’un public peu ou prou regardant sur l’orthodoxie du chant. Ou supposée telle. On en vient à se demander qu’elle est la part de vérité dans ces fugaces et opportunes digressions où la cocasserie le dispute à un second degré qui à aucun instant ne dénature le sens premier de l’œuvre, bien au contraire. Au point de se demander si l’on ne nous avait pas jusque-là caché la vérité !
Bigot du baroque s’abstenir ? Opportune mise en garde. Mais l’attitude inverse serait plus judicieuse : il faut céder à la Petibon sans retenue ni idée préconçue ! Accepter d’écouter la différence et prêter attention à ce que nous dit aussi un Rameau dans l’air de La Folie « Formons les plus brillants concerts », extrait de Platée. Une Folie version Ange bleu, avec Petibon coiffée d’un huit-reflets et lunette noire sur le nez. Quant à Charpentier, c’est du pur Marc-Antoine ! Mais avec en plus une franchise d’émission qui se refuse à minauder avec les traditionnelles affèteries qui en affadissent l’évocation poétique. La suavité lyrique est revendiquée sans apprêts. L’agilité absolue de l’aigu au timbre de femme-enfant porte la narration dramatique du « Soleil, fuis de ces lieux » à un niveau d’une bouleversante authenticité. Chez Petibon, la culture stylistique ne se satisfait pas d’une parfaite technicité. Il y a en elle, cette soif de vie, cette générosité que traduit l’intelligence musicienne d’une projection franche, bien étoffée et bénéficiant d’un bas médium soutenu sans effort. Autant de qualités qui autorisent de virtuoses et soudaines échappées-belles vers des soupirs, roucoulades, et autres dérapages vocaux ultra contrôlés. Pour le plus grand plaisir du spectateur ? Pas seulement. On serait même tenté de dire que ces pirouettes et autres volte-face quasi philologiques n’en éclairent que mieux le charme délicat d’un « Ah ! Qu’on est malheureux d’avoir eu des désirs ». Charpentier devait à n’en pas douter en rêver. En tout cas Petibon l’a fait. Notre Fregoli vocale peut se permettre toutes les acrobaties, ou presque. Car elle sait doser et user de ses effets sans en abuser. Les tourments amoureux (consentis jusqu’au masochisme !) d’un Juan Hidalgo et les minauderies version « je t’aime moi non plus » d’un Manuel Machado s’y prêtent à ravir. Clins d’œil et facéties colorent ainsi des pièces dont l’essentiel intérêt se limiterait à la curiosité pour un répertoire oublié sans la complicité vitaminée de l’Ensemble Amarillis.
Et comment dépoussiérer aujourd’hui « Tornami a vagheggiar » ? En soubrette amoureuse ! Et la soprano aux aigus funambules de se saisir d’un chiffon et d’épousseter les instruments ! Crime de lèse-majesté ? Infiniment moins que de tenir Haendel en laisse, muselé par les mièvreries d’un texte au style passablement ampoulé. Les espiègleries de Patricia Petibon ont la légèreté et le fruité de tendres soupirs, des piani ravissants d’élégance. Reconnaissons que le prétexte de cet air de Morgana d’Alcina est trop tentant. La « rousse éruptive » suggère, offre des espaces de liberté et des respirations et ce faisant invite à la (re)découverte à travers de subtils glissandi. Mais pas un instant elle ne détourne ces pages de leur vocation. Et l’auditeur vit davantage ces décalages dans le goût d’ornementations que le compositeur laisse à la libre appréciation des interprètes. L’insolence du ton, surtout, ne se départit jamais d’une naturelle musicalité. Petibon fait preuve de discernement et se garde de systématiser le procédé : « Piangerò la sorte mia » ne déroge en rien à la plus stricte doxa haendélienne. La soprano traduit non seulement toute la souffrance et le désespoir amoureux, mais elle atteint à une noblesse tragique et à un vécu bouleversant de sincérité.