En accueillant avec Tancrède les fastes de Versailles, la Cité des Papes rend hommage à un compositeur provençal : André Campra, rappelons-le, est né à Aix-en-Provence en 1660. De fait, cette création sur la scène de l’Opéra Grand Avignon, en coproduction avec le Centre de musique baroque de Versailles, précède les représentations prévues les 6 et 7 mai à l’Opéra Royal de Versailles.
Dans la mise en scène soignée et vivante de Vincent Tavernier, une scénographie enchanteresse de Claire Niquet reconstitue des décors du Grand Siècle. Majestueuses colonnes en trompe-l’œil, splendides toiles peintes avec effets de perspective, costumes colorés dus à Erick Plaza-Cochet, armures scintillantes, jupettes et perruques, tout contribue à faire de ce spectacle un enchantement visuel plongeant le public dans les artifices qui font les charmes de la tragédie lyrique. Car Campra, qui a composé Tancrède deux ans après avoir démissionné de sa charge de maître de musique à Notre-Dame de Paris – charge qui lui interdisait de se consacrer à l’opéra – apparaît comme un chaînon entre Lully et Rameau. Pour L’Europe galante, opéra-ballet de 1697, l’anonymat était de rigueur. En 1702, ce n’est plus le cas pour Tancrède. Campra peut non seulement signer ouvertement de son nom, mais aussi innover, notamment en faisant de son héros non pas un haute-contre, mais un baryton-basse – changement de tessiture qui va de pair avec un réexamen du statut de la figure idéale, ou idéalisée. C’est Benoît Arnould qui incarne avec passion, qui habite véritablement ce rôle de héros puissant et naïf, audacieux et ingénu, victorieux et défait à la fois. La qualité de sa diction est admirable dans les nombreux récitatifs, tout autant que son art de la projection au service d’une voix profonde et émouvante.
Dans l’intrigue inspirée de la Jérusalem délivrée du Tasse, source de nombreux opéras, le pieux et preux Tancrède fait partie de l’armée de Godefroy mais tombe amoureux de la princesse sarrasine Clorinde, qui ne peut avouer son propre amour pour son ennemi, d’autant qu’elle est aimée du chef sarrasin, Argant. L’enchanteur Isménor, quant à lui, aime Herminie, la fille du roi d’Antioche, mais elle est amoureuse elle aussi de Tancrède. Aussi Isménor propose-t-il ses pouvoirs magiques à Argant pour vaincre Tancrède. Les cinq actes donnent lieu à de nombreux – et parfois fort longs – récitatifs, mais aussi à diverses scènes fantastiques et à de somptueux ballets, qui réjouissent l’œil grâce au travail du Ballet de l’Opéra Grand Avignon, dirigé par Éric Bélaud. À l’acte V, Clorinde revêt l’armure d’Argant pour périr sans être reconnue sous les coups de celui qu’elle aime et qui l’aime, avant de l’inciter, mourante, à lui survivre : « Vivez… c’est un effort que j’exige de vous ». Dans ce rôle qui mêle violence et douceur, révolte et abandon, Isabelle Druet compose avec talent le personnage complexe d’une Clorinde aux multiples facettes. On reste impressionné par ses colères, par la clarté de son élocution dans les vers classiques de Danchet, et surtout durablement ému par le lyrisme de ses dernières répliques. La mort de Clorinde est un moment de pure poésie, évoquant la mort de Didon dans l’opéra de Purcell.
Les rôles secondaires sont remarquablement servis – avec l’excellent Alain Buet en Argant, et l’efficace Éric Martin-Bonnet en Isménor, même si le texte, dans les récitatifs comme dans les airs, n’est pas toujours immédiatement compréhensible. La soprano Chantal Santon convainc et émeut en Herminie, dont elle creuse les côtés sombres autant que la dimension sensible. Mais pourquoi renoncer aux surtitres au prétexte que le livret est en français ? Même si la chute des alexandrins est somme toute assez prévisible, la langue est suffisamment désuète pour exiger de l’auditeur, lorsque l’articulation et la prononciation ne sont pas impeccables, des efforts d’interprétation qui s’exercent aux dépens de l’écoute musicale.
Il faut dire enfin le plus grand bien de l’Orchestre Les Temps Présents et des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles qui, sous la direction élégante et raffinée d’Olivier Schneebeli, nous mènent insensiblement du divertissement de cour à la tragédie de l’amour et de la mort. La gloire, ici, est « inhumaine » et « cruelle », le héros, dans le locus horribilis formant le cœur de la forêt enchantée, se décrit lui-même comme un « Guerrier sans gloire, Amant sans espérance ».