Entre deux représentations de Platée et avant la parodie d’Hippolyte et Aricie (29 mars), la Salle Favart proposait ce vendredi Castor et Pollux dans sa mouture de 1754, sans doute plus propice de par ses dimensions à une exécution en concert. Le tout Paris ne s’était peut-être pas donné rendez-vous, mais l’Opéra-Comique accueillait du beau monde : au milieu de la foule qui se pressait au culte ramiste, nous croisions l’ancien ministre de la Culture, Jacques Toubon, le metteur en scène Jean-Marie Villégier ou encore Sabine Devieilhe qui succédera, l’été prochain à Beaune, à la Cléone discrète, mais stylée de Katia Velletaz.
Bien qu’il cède au goût italien de la virtuosité vocale au travers d’ariettes nouvelles, l’ouvrage voit le jour en pleine Querelle des Bouffons et résonne comme un manifeste esthétique qui entend démontrer la supériorité de l’opéra français. Avec la complicité de son librettiste Gentil-Bernard, Rameau supprime le prologue de la version originale de 1737, lequel commémorait la Paix de Vienne (1736) et a perdu toute actualité, resserre et simplifie l’intrigue en coupant de nombreux récitatifs, mais compose surtout un premier acte d’exposition entièrement neuf. Pollux s’apprête à épouser Télaïre, mais la cède à Castor quand il découvre que ces deux-là s’aiment. Ivre de jalousie, Phébé (sœur de Télaïre) encourage Lincée à se venger de son rival et Castor de périr sous son fer malgré l’intervention de Pollux. Cette refonte élude le dilemme des deux frères épris de la même femme pour se concentrer sur leur affection mutuelle, imposant d’emblée Pollux en champion de l’abnégation. Après l’accueil mitigé réservé au premier Castor, qui avait essuyé les critiques des lullystes, cette révision connaît un véritable triomphe à l’Académie royale de musique comme en témoigne Jean-Baptiste de la Borde : « Jamais succès n’a pu être comparé à celui-là, puisqu’il n’éprouva aucune contradiction, et plus de cent représentations de suite ne purent diminuer le plaisir que tout Paris éprouvait à entendre ce bel opéra, qui parlait à la fois à l’âme, au cœur, à l’esprit, aux yeux, aux oreilles et à l’imagination. »
Les deux versions ont leurs qualités propres et d’ardents défenseurs, au rang desquels il faudra désormais compter Raphaël Pichon, qui conclut en beauté une trilogie Rameau entamée en 2012 au festival de Beaune avec Hippolyte et Aricie, suivi en 2013 de Dardanus. D’aucuns préféreront sans doute une dynamique et des tempi plus contrastés, ici ou là un surcroît de fébrilité, d’urgence, moins de fluidité et plus de relief, bref, une lecture davantage baroque, mais le chef voit poindre dans ce Castor et Pollux remanié la réforme et le classicisme. Dès les premières mesures, le bonheur est dans la fosse, mais gagnera aussi les chœurs, d’une formidable plénitude : Raphaël Pichon imprime à la partition une énergie, un élan et un naturel irrésistibles. Cette fête des rythmes et des timbres (tous pupitres confondus) ne suffit pourtant pas à maintenir notre intérêt durant le premier acte, longue préparation au climax de la déploration (« Que tout gémisse ») qui, en 1737, offrait une entrée en matière autrement saisissante et dont le souvenir n’a de cesse de nous hanter. Toutefois, les menuets, gavottes et tambourins de 1754 n’ont rien à envier aux danses du prologue et s’il faut attendre le combat au cours duquel Castor trouve la mort ainsi que le sublime chœur de lamentation « Perte irréparable » pour que l’action nous captive enfin, les forces vives de Pygmalion ne sont pas à blâmer, mais bien la tiédeur, sinon l’inadéquation de certains solistes.
N’en déplaise aux détracteurs des premiers baroqueux, ce n’est pas le dégoût ni la peur de la chair qui les a souvent conduits à jeter leur dévolu sur des voix sveltes, mais bien la recherche de la précision et de la souplesse, en particulier dans ce répertoire où le verbe reste souverain. Phébé l’expose nettement moins que la Médée de Charpentier et flatte les moirures délicates de son mezzo, mais le chant de Michèle Losier est toujours aussi peu incisif, il manque d’impact dans le désespoir comme dans la fureur et sa lisibilité laisse encore trop souvent à désirer. Le cas de Bernard Richter se révèle plus ambigu. Certes, son ariette liminaire « Quel bonheur règne dans mon âme ! » accuse les limites d’une émission excessivement tendue qui manquera d’ailleurs de compromettre les brèves mais si tendres retrouvailles des frères aux Enfers. Cependant, l’artiste parvient à dompter son instrument (« Séjour de l’éternelle paix », « Tendre amour ») et son Castor, entier, fougueux, tout de rudesse et de sensibilité, nous désarme.
L’opulent et radieux soprano de Judith Van Wanroij, en revanche, peine à trouver le ton juste, en particulier dans des « Tristes apprêts » sophistiqués et désincarnés à force d’allègement et de murmures. Elle intériorise peut-être sa plainte, nous glisse un spectateur visiblement sous le charme ; toujours est-il que ces pleurs intérieurs ne nous atteignent pas. Pollux plus jupitérien que Jupiter lui-même (Christian Immler, moins olympien qu’humain), Florian Sempey sait modeler ses généreux moyens au service d’une magnifique leçon de déclamation et de théâtre. Souffrant, Cyrille Dubois (Mercure, un Spartiate, un Athlète) n’a pas pour autant déclaré forfait et se tire avec honneur de la redoutable ariette « Eclatez, fières trompettes » où s’épanouit l’agilité d’une véritable haute-contre. Nous nous en voudrions de conclure sans avoir salué, derechef, la performance, tout simplement jubilatoire, des vingt-trois choristes de Pygmalion, en particulier dans le dantesque « Brisons tous nos fers… ».