En écrivant Il mondo della Luna (sous le pseudonyme de Polisseno Fegejo Pastor Arcade) Goldoni reprenait le flambeau de Molière dans Le Bourgeois gentilhomme. Comme M. Jourdain, Buonafede est un maniaque ; l’un et l’autre, dupés qui par la turquerie, qui par un voyage dans la lune, retrouvent une réalité quotidienne modifiée – leur(s) fille(s) mariée(s) malgré eux – et ils doivent en prendre acte. M. Jourdain rêve de haute noblesse, Buonafede rêve de la Lune. Las, la Lune aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était au XVIIIe siècle. Depuis que des hommes y sont réellement allés, impossible de se la représenter comme autrefois. Telle est du moins la conviction d’Emilio Sagi, le maître d’ouvrage de cette coproduction récompensée en décembre dernier par le prix Campoamor. Il remplace donc le jardin fantastique au menu du deuxième acte par une boite de nuit où costumes, lumières et attractions provocantes sont censées créer le monde différent dont rêve Buonafede. Mais si la Lune a perdu l’aura poétique et fantastique dont l’humanité la dotait, comment ce bourgeois rassis présenté comme notre contemporain a-t-il pu croire y voir ce que le télescope lui montre ? Est-il si hors du monde qu’à défaut de les fréquenter il ignore ce qu’est une boîte de nuit ? On perçoit les limites de cette option « logique », néanmoins développée avec une cohérence impeccable.
L’œuvre est-elle un pur divertissement ? Si les personnages sont des types issus de la comédie, ils n’y sont pas tous réductibles, en particulier le père, ses filles et la servante. Celle-ci semble délurée et désinvolte, voire cynique, mais l’amertume de Despina n’est pas loin, et celles-là évoquent pour nous les deux sœurs de Cosi, mais leurs déclarations relatives au mariage recèlent des convictions étrangères à la futilité. Quant à leur père, ses rêves d’alliances prestigieuses et ses sentiments devant les images du télescope trahissent bien des frustrations ! Ces nuances, que l’écriture de Haydn, par le choix et les variations de tonalité et de timbre, ne cesse de faire chanter, ne sont guère valorisées par la mise en scène, dont la priorité est l’efficacité comique. Ainsi au deuxième tableau du premier acte, panaché d’Almodovar et de Konwitschny (décor de Daniel Bianco), même si le jeu des cheveux peignés vient en aide à l’interprète, le gag détourne du sens d’un air dont la musique suggère le sérieux qu’y met le personnage. Le deuxième acte est traité dans un esprit de revue au cabaret, mélange de Crazy Horse pour les lumières et le duo de danseuses, de Folies Bergère pour l’escalier, de Casino de Paris pour les boys, et de lieux indéterminés où passent les échos du film Cabaret et le souvenir de Freddy Mercury. Faut-il s’étonner si l’accumulation des références finit par donner l’impression de déjà vu ? Les costumes et les coiffures de Pepa Ojanguren contribuent aux évocations citées avec la fantaisie colorée qu’on lui connaît. Quant aux lumières d’Albert Faura, elles accompagnent les situations, de la terrasse vouée à l’observation nocturne du ciel à la boite de nuit où elles brillent dans le noir du décor. Redisons-le : cette option ne nous comble pas, mais elle fonctionne parfaitement.
Si Emilio Sagi n’a pas voulu jouer le jeu de la tradition, est-ce dans le même esprit que Jérémie Rhorer a abordé la partition ? On sait qu’il n’en subsiste aucune de complète, du fait de l’incendie de 1779 à Esterhaza. Si l’édition Barenreiter mentionnée dans le programme est celle pour piano/chant de 2009, a-t-il réalisé l’instrumentation ? Cette version, légèrement plus courte que celle, devenue classique, d’Antal Dorati, en diffère aussi par des choix qui modifient le climat de certaines scènes. Ainsi le chœur d’entrée à mi-voix suggère chez l’aîné une atmosphère quasi mystique qui fait des disciples d’Ecclitico les adeptes convaincus de son enseignement ; avec Jérémie Rhorer ils deviennent les complices d’une supercherie à laquelle ils participent activement, à en juger par leur énergie sonore. Par bonheur, cette option s’accorde étroitement avec celle de la mise en scène, et lui apporte une justification essentielle. La musique n’est plus dès lors un support, un commentaire ou un ornement mais devient l’âme de la machination. Le chef, dont l’attention semble inépuisable, est secondé sans faille par les musiciens du Cercle de l’Harmonie, qui répondent avec une souplesse nerveuse mais jamais brutale et déploient un festival de couleurs en mesure de rendre justice au raffinement mélodique et harmonique de la composition.
Le plateau est presque idéal. Si les aigus, les vocalises et les trilles d’Hélène Le Corre étaient moins parfaits on ne remarquerait pas que ceux d’Alessandra Marianelli le sont légèrement moins, dans le redoutable « Ragion nell’alma siede », mais l’une et l’autre sont pétillantes en filles insoumises. Annalisa Stroppa fait son miel du personnage de Lisetta, la servante futée ; loin de la fausse innocence de Frederica Von Stade, elle s’impose par l’aplomb scénique et la désinvolture vocale, qui culmine dans son air « Se lo comanda ci veniro ». Leurs amoureux ne sont pas en reste. Philippe Do a une présence physique évidente et dans la voix la détermination de qui s’est résolu cyniquement à employer les grands moyens, même détournés, pour parvenir à ses fins. Ernesto, qui est son complice, pourrait avoir plus de poids vocal que n’en démontre Giuseppina Bridelli, mais pas plus de musicalité ni de grâce malicieuse. Dernier acteur de la machination, et non des moindres, Cecco, à qui Mathias Vidal prête un physique à la Scapin et une vis comica certaine, ainsi qu’une maîtrise accomplie d’une voix souple et sonore. Le rôle du dindon de la farce échoit à Roberto de Candia ; ce baryton dont la mise en scène exploite abondamment le physique épanoui promène une voix désormais à maturité dans les hauts et les bas de l’écriture avec une apparente facilité et un brio scénique qui emporte l’adhésion. Toutes ces voix se marient admirablement dans un final qui vient presque trop tôt, tant est forte la séduction de papa Haydn qu’elle a agi, on l’entendait à l’entracte, même sur ceux qui ne s’y attendaient pas. La salle Garnier est à peine plus grande que l’opéra d’Esterhaza. A ce niveau de qualité, comment ne pas rêver d’y voir, sinon l’intérieur de la Lune, un cycle d’opéras de Haydn ?