Restitué dans l’intégralité de sa version originale, quatre actes au lieu de trois et près de cinq heures de spectacle, le Guillaume Tell de Rossini a toutes les caractéristiques d’un grand opéra à la française : l’ambition du propos – grande fresque historique mêlant complot politique et intrigue sentimentale, l’ampleur de la forme – important recours aux chœurs, nombreux rôles secondaires, présence d’un ballet et même de deux… ; seuls manquent à la reprise de la Monnaie une mise en scène et des costumes fastueux, les décors grandioses et les effets dramatiques imposés par ce genre : on doit se contenter ici d’une version de concert chantée avec partition comme un oratorio. La musique est bien là, mais l’imagination du public est priée de reconstituer la fête villageoise, la fuite dans les montagnes, les ballets, la scène de la pomme et tout le reste… Paradoxe pour un compositeur qui avait jusque-là grandement contribué à établir la suprématie de l’opéra italien, l’œuvre qui quitte ces sentiers balisés fait preuve d’une étonnante modernité sur le plan musical, s’ouvre à la subjectivité, au romantisme, annonçant quelques évolutions majeures des années ultérieures. Ses seules faiblesse se situent du côté du livret : Etienne de Jouy et Hippolyte Bis ont traduit en vers de mirliton la puissante pièce de Schiller, réussissant la prouesse d’en affadir considérablement à la fois la grandeur et l’émotion.
Dès l’ouverture, cette modernité se fait sentir. Après l’introduction des violoncelles (superbe solo de Sébastien Walnier), l’orchestre s’engouffre dans la partition avec fougue et délice et tiendra le rythme sans faillir pendant toute la durée du spectacle, sous la baguette attentive et joyeuse d’Evelino Pidò. Plus que tout autre opéra de Rossini, Guillaume Tell est une œuvre de chœur et d’orchestre, et même si les airs de bravoure abondent, les très nombreux ensembles vocaux priment sur les parties solistes.
Faute de mise en scène, c’est sur la distribution que se concentreront donc tous les commentaires; et c’est peu de dire que le casting réuni par la Monnaie est d’une qualité exceptionnelle. Michael Spyres, dans le rôle d’Arnold, domine l’ensemble par sa maîtrise, son aisance vocale et l’adéquation parfaite de son timbre riche et coloré avec la partition. Ce chanteur américain se transforme sans effort en un parfait ténor français, et enrichit son interprétation au fil du spectacle pour donner à son personnage énormément de consistance dramatique et d’émotion. La voix est somptueusement souple, légère dans l’aigu mais sans perdre de couleurs, virile et puissante dans le médium, idéale pour le rôle qu’il mène sans fatigue aucune jusqu’à son terme. A ses côtés, le Guillaume Tell de Nicola Alaimo ne dépare pas : sous ses airs de mafioso, le physique aussi imposant que la voix, ce jeune baryton présente une remarquable solidité, une diction parfaite et un engagement étonnant. Nora Gubisch est très bien distribuée aussi, apportant le timbre délicieusement cuivré de sa voix chaude au rôle d’Hedwige, auquel elle confère grandeur et noblesse. Sensiblement plus maniérée, Ermonela Jaho (Mathilde) émaille toute sa prestation de minauderies un peu convenues et hors de propos, mais ici aussi la voix est splendide, d’une souplesse exemplaire dans les vocalises avec un très beau legato qui sculpte magnifiquement les longues phrases rossiniennes. Jean Teitgen prête sa voix au timbre sépulcral et au volume impressionnant au rôle du vieux sage Melcthal, tandis que Vincent Le Texier, très en forme également tient celui du méchant Gesler avec beaucoup de conviction et de crédibilité. On citera encore la belle prestation d‘Ilse Eerens dans le rôle du fils de Tell, Jemmy, qui réussit à éviter tout ridicule (on sait à quel point ces rôles d’enfants chantés par des sopranos peuvent parfois sonner faux) et suscite l’empathie. Heureuse découverte, le jeune ténor français Julien Dran chante avec beaucoup de classe le petit rôle de Ruodi, tandis que Jean-Luc Ballestra endosse avec fougue celui de Leuthold. Encore un peu vert, Roberto Corvatta chante un Rodolphe peu incarné. Seule ombre dans cette excellente distribution, Marco Spotti, dont la diction problématique masque les qualités vocales, ne réussit pas à s’imposer vraiment en Walter Furst.
Les chœurs, en grand nombre, livrent tout au long de la soirée une prestation d’excellente qualité, ponctuant le fil du récit d’interventions très colorées et parfaitement maîtrisées. Dans le même registre, l’orchestre semble trouver beaucoup de plaisir à détailler la partition, savourant une musique moins convenue qu’il n’y paraît, et magistralement bien écrite pour soutenir le chant. Le spectacle se termine en apothéose avec le grand chœur final, d’une écriture visionnaire, qui réunit quasi toute la distribution et propose une grandiose architecture musicale en guise de conclusion. Cette conclusion sera aussi l’ultime page d’opéra de son compositeur, qui, fortune faite, quittera ainsi la scène lyrique à 37 ans pour n’y plus revenir.