Ils constituent la double révélation de la soirée : dans le Nabucco proposé par le Grand Théâtre de Genève, Elizabeth Blancke-Biggs et Roman Burdenko sont tout simplement époustouflants. La soprano spinto-drammatico campe une Abigaille hallucinée à la voix formidablement longue dotée d’aigus insolents et percutants comme de graves noirs et charnus. On pourrait lui reprocher de manquer de nuances et de préférer l’outrance, parfois à la limite du bon goût, mais ces excès apportent au personnage un charisme flamboyant, une démesure, qui emportent l’adhésion. D’ailleurs, son interprétation de l’air final, avec des mezza-voce que l’on n’avait pas entendu jusque-là, prenant le contre-pied musical du reste de la soirée, révèle les fêlures du personnage de manière très émouvante. Les opéras de Verdi mettent souvent en scène les relations – complexes – entre un père et sa fille. Face à la tornade Blancke-Biggs, le tout jeune baryton russe Roman Burdenko est tout aussi impressionnant. À trente ans à peine, il déploie un instrument robuste, à la projection saisissante, fort d’un légato soigné et capable de nuances délicates. Ces qualités vocales sont magnifiées par son interprétation. Dans l’orgueil de la toute-puissance comme dans la folie, son Nabuchodonosor est puissamment incarné et profondément poignant.
Dans Nabucco, le conflit père-fille est double ; la seconde fille du roi babylonien est interprétée par la révélation lyrique de l’ADAMI, Ahlima Mhamdi. D’une grande justesse scénique, la jeune artiste franco-marocaine est dotée d’un mezzo lumineux. Elle propose une incarnation toute en finesse et en subtilité. Le reste de la distribution, moins exposé vocalement, n’est pas en reste. L’Ismaele de Leonardo Capalbo mérite une mention particulière car cet excellent acteur est doté d’un timbre riche et profond, aux aigus bien ancrés. Seul membre de la distribution en retrait, la basse lituanienne Almas Svilpa rencontre bien des difficultés. Les aigus sont laborieux, le timbre voilé d’air et il erre vaguement sur scène entre ses interventions, comme embarrassé de lui-même.
N’oublions pas l’un des protagonistes principaux de l’œuvre : le chœur du Grand Théâtre de Genève, dirigé avec la maestria qu’on lui connait par Ching-Lien Wu et qui donne le meilleur de lui-même, avec un très beau travail de couleurs et de nuances. Après une ouverture assez poussive, l’orchestre de la Suisse Romande s’épanouit de belle façon sous la férule de John Fiore. Dans les passages avec chœur tout particulièrement, un souffle puissant emporte le spectateur dans les passages épiques mais cordes et vents accompagnent également avec raffinement le désarroi du roi et du peuple juif ou encore le repentir de sa fille.
La mise en scène de Roland Aeschlimann est un retravail d’une précédente version donnée à Francfort en 2001. Elle mélange de belles images, sublimées par les lumières très réussies de Simon Trottet, et une symbolique assez pesante qui confine parfois au comique involontaire. Le rocher suspendu du premier plan, par exemple, évoque un peu l’univers de Wieland Wagner et on se réjouit que le metteur en scène ait renoncé aux dorures d’une Babylone orientalisante. L’entrée de Nabucco en jeep, affublé de lunettes de soleil, et sa seconde intervention, corseté dans une camisole de force, proposent en revanche des clichés assez galvaudés qui desservent inutilement le propos. Les costumes, très graphiques, sont frappés de la même ambivalence. Ils offrent des tableaux tour à tour superbes ou ridicules, et, après une scène très réussie on croit soudain voir le plateau envahi par une incursion d’Oompa Loompas en goguette. Heureusement, il y a tant de beaux moments que le spectateur fait abstraction de ces imperfections pour se concentrer sur les qualités nombreuses du spectacle et surtout sur son interprétation de très haut niveau.
Elizabeth Blancke-Biggs se saisira bientôt du rôle titre de Turandot à Oslo ; Roman Burdenko s’attaquera aux Puritani en mai ; Ahlima Mhamdi – qui a rejoint cette saison les Jeunes Solistes du Grand Théâtre de Genève – sera Afra dans La Wally en juin et Leonardo Capalbo ralliera bientôt la distribution de The Rake’s Progress à Turin. Qu’il est doux au lyricophile de se réjouir à la perspective de retrouver des interprètes de si belle qualité !