L’année Rameau a fort bien démarré, à en juger d’après la récente résurrection des Fêtes de l’hymen et de l’amour. Et elle se poursuit on ne peut mieux, avec cette indispensable reprise de la production des Indes galantes créée en 2012 au Capitole de Toulouse. En effet, ce spectacle montre qu’il n’est pas nécessaire de s’inscrire dans une mauvaise tradition remontant à 1952, l’année où Maurice Lehmann avait décidé de remonter l’œuvre à l’Opéra de Paris. Pendant plus d’un demi-siècle, le ballet héroïque de Rameau fut considéré comme un pur divertissement à grand spectacle : Pizzi au Châtelet en 1983, Arias à Aix en 1990, Serban à Garnier en 1999, tous s’étaient contentés d’éblouir ou d’amuser, sans jamais se poser de question sur le sens possible de l’œuvre. Heureusement, la chorégraphe Laura Scozzi a eu la bonne idée de lire de près le livret pour en tirer la substantifique moelle, en l’occurrence le message rousseauiste. Le prologue se déroule dans un « état de nature » où les humains vivent dans une innocence heureuse, symbolisée par leur nudité totale. Bellone y introduit soudain tout ce que la société a pu produire de laideur et d’abomination : le désir de gloire, d’honneurs, prend ici les formes les plus variées, et jamais l’on aura autant ressenti l’horreur de la séparation, les hommes se laissant séduire par l’appel de la divinité guerrière. Pour lutter, Cupidon délègue ses émissaires, trois épatantes danseuses formant un irrésistible trio comique, dans tous les pays où l’amour est menacé. Et là, le coup de génie de Laura Scozzi est de n’avoir eu qu’à prendre pour point de départ les pays choisis par Fuzelier pour aborder des thèmes que le XVIIIe siècle n’envisageait pas forcément, mais qui s’appuient toujours sur la lettre du livret. En Turquie, on assiste au naufrage d’immigrés clandestins ; au Pérou, le « brillant soleil » fait pousser la drogue que les narcotrafiquants fournissent à l’Occident (« c’est l’or qu’avec empressement, sans jamais s’assouvir, ces barbares dévorent ») ; l’acte persan est l’occasion de dénoncer la tyrannie dont sont victimes les femmes en Iran ; les Sauvages, dont les « forêts paisibles » sont troublées par des puissances coloniales, abordent la déforestation et se livrent à une satire impitoyable de notre société de consommation, avant un retour final à l’Eden du prologue. Tout cela est tour à tour terrible et hilarant, et forme un spectacle très fort, dont on espère que la diffusion en direct sur divers supports le jeudi 27 février débouchera sur un DVD.
Par rapport à la création toulousaine, la distribution a été modifiée, mais en partie seulement. On retrouve en Emilie et en Atalide (personnage ajouté lors de la réécriture complète de l’acte persan en 1736) Judith Van Wanroij, peut-être la plus belle voix féminine de ce spectacle, à laquelle on reprochera seulement quelques voyelles qui ne sonnent pas toujours comme elles le devraient en français. Vittorio Prato était déjà Osman au Capitole, mais l’on aurait aimé qu’il soit remplacé : la diction est mauvaise, le timbre sans grand intérêt, et la seule raison de sa présence semble être sa capacité à se montrer en scène en maillot de bain. On retrouve avec bonheur le Huascar de Nathan Berg, acteur extraordinaire, qui transfigure son personnage, pliant sa voix sonore à la relecture de Laura Scozzi, les hymnes au soleil devenant des compliments à Phani. Le Bordelais Thomas Dolié revient lui aussi, pour un Adario qui ouvre curieusement l’acte des Sauvages avec son « Bannissons les tristes alarmes ». Parmi les nouveaux venus, on salue la quadruple incarnation d’Anders Dahlin, au français irréprochable et à la ligne vocale raffinée. Un peu en retrait en Amour, Olivera Topalovic est une séduisante Zima. S’il ne marque guère en Bellone (le dernier titulaire du rôle à l’opéra de Bordeaux était Robert Massard en 1978 !), Benoît Arnould réussit à la perfection un Alvar bien moins ridicule que d’ordinaire. On est charmé par la voix d’Eugénie Warnier dans l’air de Roxane, et l’on a hâte de réentendre cette jeune chanteuse dans des rôles plus étoffés. Amel Brahim-Djelloul, enfin, peu audible en Hébé et en Phani, se révèle littéralement dans l’acte des Fleurs, où elle livre un admirable « Fra le pupille di vaghe belle », l’air italien que Richard Strauss cite dans Capriccio, et un très beau « Papillon inconstant ». Le chœur de l’Opéra de Bordeaux s’adapte sans peine à un style qu’il pratique peu, et l’on regrette que sa relégation en coulisse en rende le son très étouffé, dans « Vous nous abandonnez » au Prologue, par exemple. Pour diriger ces Indes galantes, Christophe Rousset était l’homme de la situation, tant les qualités de chef lyrique qu’on lui reconnaît sont ici employées à merveille, la fluidité de son geste répondant à l’enchaînement des tableaux. Et un grand merci à l’opéra de Bordeaux d’avoir programmé cette œuvre, et dans cette production, c’est une contribution majeure à l’année Rameau !