Les anniversaires se suivent et ne se ressemblent pas. Après le très fertile doublé Verdi/Wagner en 2013, c’est avec une première mondiale que vient de s’ouvrir l’année Rameau, l’Opéra de Versailles accueillant le 13 février dernier la résurrection des méconnues Fêtes de l’Hymen et de l’Amour. Méconnues, mais pas totalement inédites, puisque le mélomane aura pu reconnaître, ici et là, quelques pages que Patricia Petibon avait déjà revisitées en compagnie des Folies Françaises. Si les promoteurs de l’événement forçaient sans doute un peu le trait en annonçant un chef-d’œuvre, l’excès d’enthousiasme est de bonne guerre et les beautés que l’ouvrage recèle justifient amplement cette intégrale.
Initialement destiné à l’Académie royale, Les Dieux d’Egypte fut hâtivement rebaptisé avant même que d’y voir le jour et enrichi d’un prologue de circonstance lorsque les Menus Plaisirs le choisirent pour couronner la semaine de festivités célébrant le second mariage du Dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe. Créé le 15 mars 1747 dans le Manège de la Grande Ecurie de Versailles, cet opéra-ballet héroïque connut plus de 150 représentations au fil des reprises jusqu’en 1776, des parodies témoignant également d’un succès auquel contribuèrent des stars telles que Jélyotte et Marie Fel pour le chant ou la Camargo et Marie Sallé pour la danse. Alors que le prologue réconcilie, après un bref malentendu, l’Hymen et l’Amour résolus à veiller de concert au bonheur et à la fidélité des amants, la première Entrée oppose Osiris et ses Muses aux belliqueuses Amazones et à leur reine Orthésie que le dieu finit par séduire avant que de l’épouser. Dans la deuxième Entrée, la nymphe Memphis doit être sacrifiée au dieu des Eaux, Canope, mais celui-ci l’aime et au gré d’une spectaculaire intervention, la sauve, de justes noces concluant derechef l’épisode. Enfin, la troisième Entrée met en scène les Isies, compétition donnée en l’honneur de la déesse Isis et présidée par son fils Aruéris (Horus), au cours de laquelle la nymphe Orie, éprise du dieu des arts, remporte le Prix de la Voix.
A partir de ces canevas simples, mais efficaces, Rameau trousse, avec le concours de Cahusac, un brillant divertissement, certes dominé par la galanterie et le merveilleux, mais qui n’exclut ni la grandeur ni même la fulgurance. Le clou du spectacle, réglé en personne par le librettiste, réside ainsi dans l’apparition de Canope sur un char tiré par des crocodiles alors qu’un saisissant double chœur à dix voix avec solistes exprime l’effroi de la foule face au débordement du Nil. Version de concert oblige, notre imagination doit suppléer l’absence de machineries comme celle de chorégraphie dans les sept ballets figurés où Rameau et Cahusac, poursuivant les recherches entamées sur Les Fêtes de Polymnie (1745), tentent de mieux intégrer la danse et l’action, les danseurs la « figurant » ou la mimant. Heureusement pour l’auditoire, si les yeux doivent se contenter des ors de l’Opéra de Versailles, Hervé Niquet n’a pas son pareil pour aviver les rythmes et les couleurs profuses d’une partition où Rameau ose de fastueux alliages de timbres (flûtes et hautbois simultanément) et sait comme personne flatter la sensualité du basson. A cette ivresse sonore, l’orchestre du Concert Spirituel, chauffé à blanc et qui compte en ses rangs des solistes de l’envergure d’Alice Piérot, Héloïse Gaillard ou encore Alexis Kossenko, rend parfaitement justice. Ce dernier, à la tête des Ambassadeurs, nous révélait d’ailleurs il y a peu la pittoresque contredanse sur laquelle se referme la première Entrée, que Niquet empoigne ici avec un surcroît de vivacité.
L’écriture vocale des Fêtes oscille entre l’italianisme des ariettes et airs virtuoses et la tradition française, en particulier dans l’emblématique scène finale où le vaste air d’Orie « Pour entendre ma voix », enchaîné à un chœur puis à un quintette, évoque tant la tragédie lyrique que le grand motet. La nymphe Orie, mais aussi Orthésie, la reine des Amazones, héritent du soprano frais et très pur de Chantal Santon, encore fragile dans le suraigu, mais d’une infinie délicatesse à laquelle répond le miraculeux Osiris de Reinoud Van Mechelen. « Les femmes semblent avoir décidé, on ne sait pourquoi, que la haute-contre doit être l’amant favorisé, elles disent que c’est la voix du cœur » : contrairement à Rousseau, rien ne nous étonne moins en écoutant ce jeune chanteur à la musicalité exquise et dont la prestation s’avère un bonheur de chaque instant. Une telle aisance dans cette tessiture si périlleuse semble un don du ciel, puisse-t-il le cultiver et nous ravir longtemps.
D’un tout autre métal, bien trempé, le ténor de Mathias Vidal affronte avec une ardeur réjouissante des parties non moins exigeantes (Un Plaisir, Agéris, Aruéris) et s’il accuse une certaine fatigue à la fin de la soirée, son engagement et son attention aux mots forcent l’admiration. Nous aurions aimé que Carolyn Sampson en prenne de la graine, minaude un peu moins, se concentre sur son texte et investisse l’émouvante supplique en fa mineur de Memphis « Veille, Amour » qui ne décolle jamais. Autre déception, Blandine Staskiewicz remplace Rosemary Joshua qui, dans les rôles de l’Hymen et de deux Egyptiennes, aurait, sans l’ombre d’un doute, dispensé un chant autrement délié et intelligible (« Amour, lance tes traits, fais triompher tes feux »). En revanche, le Canope de Tassis Christoyannis est un modèle de déclamation et d’incarnation, la farouche Myrrine de Jennifer Borghi tire son épingle du jeu et la présence d’Alain Buet en Grand Prêtre relève du luxe, tant l’automne du baryton offre des reflets d’été indien.
La même brillante équipe redonnait le même concert quelques jours plus tard au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, dans une acoustique de salle de concert sans doute moins complaisante, de sorte que l’impression globale était alors plus mitigée. Bien sur, la découverte d’une œuvre très largement inconnue provoque la curiosité et procure un plaisir intense. Mais justice est-elle bien rendue à cette partition un peu hybride ?
Ce ne sont pas les solistes qui sont en cause : l’ensemble des qualités relevées à Versailles se retrouvent aussi à Bruxelles, avec une mention toute spéciale pour les deux voix de haute-contre, particulièrement brillantes. Le chœur, dont la diction est parfois un peu molle, paraît peu présent face à des solistes au contraire très engagés. Mais l’essentiel des réserves vient de la direction d’orchestre. Manque de soin dans les détails, un bras qui mouline beaucoup mais sans réelle précision, un discours musical rarement soucieux de rhétorique, une grande désinvolture et des mimiques bien inutiles, Hervé Niquet, ici à la tête d’une phalange plus grande qu’à l’habitude, ne montre pas encore tout à fait le calibre des grands chefs baroques que sont Christie ou Rousset, qui excellent à mettre les chanteurs en valeur en soignant particulièrement le dialogue avec l’orchestre. Face aux faiblesses d’une partition un peu décousue, enchaînant les airs les uns aux autres sans suspension, Niquet peine à faire respirer la superbe musique de Rameau qui semble dès lors manquer de transparence et surtout de clarté, privilégiant son côté spectaculaire et démonstratif — bien réel — au détriment d’une émotion sincère, sans même parler de poésie !