On a aujourd’hui bien oublié tout un répertoire lyrique qui fut inspiré (ou imposé) aux compositeurs de la Belle Epoque en vue de festivités de plein air dans un cadre archéologique : c’est ainsi pour le Théâtre d’Orange que Saint-Saëns reçut la commande de l’opéra Les Barbares, tout comme aux Arènes de Béziers furent créées Déjanire du même Saint-Saëns en 1898, Prométhée de Fauré en 1900 et Héliogabale de Déodat de Séverac en 1910. Historique ou mythologique, l’antiquité gréco-romaine semblait être un choix naturel pour ces œuvres de circonstances. Et comme dans la Gwendoline de Chabrier, c’était l’occasion d’opposer à la douceur gauloise la cruauté de l’envahisseur germanique, « barbares aux cheveux roux » pour Catulle Mendès, « géants aux cheveux roux » pour Victorien Sardou, ces mêmes Teutons que, entre 1914 et 1918, on accuserait de vouloir mettre fin à la civilisation. Mélangeant allègrement les époques, l’intrigue des Barbares reconnaît pourtant que, par sa magnanimité, le conquérant germain aurait mérité d’être romain : séduit par une belle Vestale, l’impitoyable Marcomir a fait grâce aux habitants d’Orange, mais ne saura échapper à la vengeance de Livie, dont il a tué l’époux durant la bataille.
Grâces soient donc rendues à l’Opéra-théâtre de Saint-Etienne et au Palazzetto Bru Zane qui ont entrepris de ressusciter Les Barbares, dont on ne connaissait plus guère qu’un air, « N’oublions pas les sacrifices », enregistré en 1903 par Charles Rousselière. Malgré l’opportune reprise de son Henry VIII à Compiègne en 1991, la production lyrique de Saint-Saëns attend encore d’être redécouverte, même si l’on n’exhumera pas nécessairement d’autres chefs-d’œuvre comparables à Samson et Dalila. De fait, la première heure de ce concert fait un peu peur : après un prologue maladroit, interminable page orchestrale abritant en son milieu l’intervention d’un récitant-basse qui vient résumer l’action, le premier acte se contente d’exposer le contexte guerrier. Le sommet de la partition est incontestablement le deuxième acte, avec son grand duo amoureux. Après un ballet où Saint-Saëns se laisse aller à une facilité mélodique qui ferait paraître austère la Bacchanale de Samson, le dernier acte a pour fond sonore une très impressionnante musique funèbre pour Euryale, le mari de Livie.
Là où la réussite de l’opération n’est que plus éclatante, c’est dans la distribution impeccable qu’a su réunir l’opéra de Saint-Etienne. Au terme de tout un jeu de chaises musicales (Elina Garanca remplacée en Charlotte à New York par Sophie Koch, elle-même remplacée en Favorite à Toulouse par Kate Aldrich), le rôle de Floria a finalement été confié à Catherine Hunold, qui apparaît rétrospectivement comme une évidence, tant l’aigu semble plus important que le grave pour ce personnage de grand soprano dramatique. En attendant d’entendre cette artiste à Tours dans la Bérénice d’Albéric Magnard, on apprécie de retrouver ici cette chanteuse dans une partition qui semble faite sur mesure ; à l’heure actuelle, la France n’a qu’elle pour interpréter ces rôles-là. Avec Edgaras Montvidas, ce répertoire dispose aussi d’un artiste précieux, qui unit à un français quasi parfait une belle couleur de voix : on craint d’abord qu’il se cantonne à la véhémence, mais c’est ce que lui imposent ses premières répliques, et le deuxième acte révèle un chanteur au phrasé délicat, osant la voix de tête quand c’est nécessaire. On a hâte de l’écouter dans Herculanum de Félicien David le mois prochain (voir brève). La basse Jean Teitgen fait très forte impression dès l’entrée du Récitant : le discours qu’il déclame sonne superbement, sculpté dans une matière somptueuse, et ce sentiment est confirmé par les menues phrases qu’il a à chanter dans le rôle de Scaurus. Voilà encore une voix que l’on a hâte de retrouver dans des personnages de premier plan. Dans la même tessiture, mais avec un timbre bien différent, c’est un vrai plaisir que d’entendre Philippe Rouillon dans une œuvre de Saint-Saëns, lui qui fut un beau Henry VIII et qui sert si bien le répertoire français. Shawn Mathey est clairement en méforme, et l’on souhaite qu’il ait retrouvé ses moyens pour le deuxième concert et pour l’enregistrement qui doit s’ensuivre. On croit volontiers que Julia Gertseva est d’ordinaire une magnifique Dalila : la voix est d’une santé à toute épreuve, et l’articulation du français ne suscite pratiquement que des éloges. Compliments aussi pour les deux Laurent, Touche et Campellone, grâce auxquels le Chœur lyrique et l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire sonnent à merveille, une fois de plus. Même si l’on ignore encore quel sera l’heureux élu, on sait déjà que l’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne programmera la saison prochaine un autre opéra français oublié. Vivement 2015 !