L’un des mérites et non des moindres de cette production de Don Pasquale est bien de nous persuader une fois encore que l’ouvrage de Donizetti aurait mérité de s’appeler Norina. La prestation d’Anna Sohn nous fait sans l’ombre d’un doute apparaître cette fausse ingénue comme le personnage central de cet opera buffa. Dimanche à la Maison de la Culture de Clermont, autant la distribution que la mise en scène nous l’a révélée dans toute son ambiguïté et sa duplicité. Ambivalence fruit de l’émoustillant talent de la soprano coréenne qui trouve dans la scénographie d’Andrea Cigni, matière à jouer sur deux, voire trois tableaux : la jeune amoureuse sincèrement éprise d’Ernesto, la fausse oie blanche mais vraie perverse prête à tout pour arriver à ses fins, et la furie animée d’une jouissance malsaine à humilier et torturer sans retenue sa proie. Au point que l’on en est à se demander où se situe le rôle de composition de Sofronia, fausse épouse pour le bien de tous en général et de son Ernesto en particulier, ou vraie garce pour le malheur de Don Pasquale et de son seul profit. Moralité, qui se cache derrière la véritable Norina ? En clair, sa véritable nature ne serait-elle pas celle d’une authentique croqueuse d’héritage repentie ? On est en droit de se poser la question tant Anna Sohn joue de l’équivoque avec un art consommé de comédienne servie par une parfaite maîtrise du style bouffe. Elle incarne ces différentes facettes d’un même personnage avec une aisance troublante, brouillant à loisir les pistes quant à sa véritable identité, passant de l’amoureuse éplorée à la prude innocente minaudant sans scrupule pour laisser l’instant suivant libre cours à sa volupté de prédatrice et enfin revenir à la tendresse amoureuse confondante de spontanéité. Bref elle déploie le grand jeu des contrastes vocaux tout en ombre et lumière, surfant sur la douceur et la raucité d’un timbre aux éclats conjuguant espièglerie et émotion, flirtant avec la tragédie mais en se gardant bien d’enfermer le personnage dans l’un ou l’autre domaine.
Elle est servie par une mise en scène à la mesure de ses changements d’humeur. Lorenzo Cutùli ne lésine pas sur le kitsch des décors parodiant des tableaux aux couleurs saturées, habilement mises en lumière par Fiammetta Baldisseri. Mais paradoxalement la symbolique en est à ce point appuyée qu’elle semble elle aussi masquer des problématiques plus subtiles qu’il n’y parait. Ainsi de la scène où Norina se balance langoureusement parmi les fleurs en feuilletant un Vogue consacré à Berlusconi. Ses mimiques en pesant chaque mot de « Quel guardo il cavaliere » pourraient en dire plus long que l’on ne l’imagine sur ses intentions et sa vertu… Mais Cigni a soin de placer l’intention toujours en retrait par rapport à la trop apparente évidence d’un tel surlignage. Les chromos acidulés caricaturant la prodigalité compulsive de Norina-Sofronia sans scrupule se succèdent ainsi, à l’image de la mise à sac du coffre-fort de Don Pasquale ou de l’avalanche des boîtes Vuitton.
On en vient presque à prendre en pitié ce bon bougre de Don Pasquale ! Le style buffa merveilleusement parodique de Simone del Savio, en fait la quasi victime d’un abus de faiblesse. Sans surjouer vocalement les vieux barbons en forçant le bas du registre, il parvient à donner à son personnage une crédibilité et une réelle dimension humaine ainsi qu’une certaine fragilité qui nous le rend attachant y compris dans l’irrésistible cavatine « Ah, un foco insolito ». Car l’habileté de cette production consiste à constamment jongler sans jamais lasser, sur les contrastes entre l’apparence forçant le trait dans la caricature et les motivations des protagonistes. Le Malatesta d’Alex Martini en est le parangon : grand échalas dégingandé en costume bleu électrique, il tire les ficelles de la farce et manipule chacun avec la maestria d’un marionnettiste et la faconde vocale d’un Monsieur Loyal doublé d’un illusionniste. Maître du jeu de cette piquante comédie humaine, il réalise la prouesse d’être convainquant en étant cocasse tout en restant musical. Il s’impose aussi et surtout comme un modèle de diction conférant maestria pyrotechnicienne au fameux duo « cheti, cheti » de l’acte III en compagnie d’un Don Pasquale tout aussi virtuose.
Que Leonardo Cortellazzi campe un neveu au timbre idéal de sincérité ne fait pas davantage débat. Jusqu’à donner à son Ernesto des accents romantiques d’amant trahi doué d’une belle sincérité d’émotion dans « Cerchero lontana terra », ou d’amoureux transi dans un « Com’é gentil » à la projection soutenue.
La direction de Roberto Forès Veses s’impose par son sens de la théâtralité et sa vivacité tout autant que par son soin à faire chanter les couleurs et respecter la fluidité d’une partition qu’il nous dit avant tout jubilatoire. Un plaisir auquel le Chœur Musica Mediante prend manifestement part sans retenue lui aussi.