« Ah, que j’aime tripatouiller les militaires ! » s’exclamait notre confrère Laurent Bury à propos de l’adaptation cette saison de La Grande Duchesse de Gérolstein par la compagnie Les Brigands. La même formule peut s’appliquer à la version proposée par l’Opéra Royal de Wallonie à l’occasion des fêtes de fin d’année. Confronté à un livret moquant l’art de la guerre, Stefano Mazzonis di Pralafera prétexte les deux conflits mondiaux du XXe siècle pour transposer l’intrigue dans un restaurant a l’heure de la téléréalité. Peut-on encore rire de la folie des hommes lorsque les limites de l’horreur en ont été repoussées au-delà du supportable ? Le combat imaginé par Offenbach et ses librettistes ne sera donc plus militaire mais culinaire. Le texte, révisé en conséquence, bouscule les personnages. Boum, de général devient « super chef » et le baron ne s’appelle plus Grog mais Redbul en référence à la boisson énergisante autrement plus à la mode que la décoction de rhum préparée autrefois par nos grands-mères. Dans les dialogues, parlés comme chantés, le cuistot prend l’avantage chaque fois que possible sur le soldat et quand la substitution n’est pas possible (diable, par quel substantif gastronomique remplacer «militaire » dans le fameux « ah, que j’aime les militaires »), l’esprit des ancêtres vient justifier le maintien du vocabulaire martial. Tout cela malmène la prosodie et brouille une intrigue, à la base déjà tirée par les cheveux. Bien malin qui, sans avoir été auparavant initié, peut dénouer les ficelles de l’histoire. Pour le reste, chacun dosera son appréciation à la mesure de son goût pour un certain type de calembours.
Cette tambouille a au moins le mérite de poser la question de la modernisation des œuvres profondément ancrées dans leur époque. Faut-il, au nom de la lisibilité, les déformer pour les rendre compréhensibles par le spectateur d’aujourd’hui ? Et si oui, jusqu’où peut-on aller, sachant qu’ici la dimension parodique de l’ouvrage concerne non seulement le livret mais aussi la partition ? Faut-il gommer les références à Meyerbeer puisqu’elles ne sautent plus désormais à l’oreille ? Les compositeurs, de leur vivant, toléraient certains aménagements et parfois même en étaient les premiers instigateurs. A Liège, des pans entiers de musique disparaissent : le finale du deuxième acte récemment exhumé par Marc Minkowski mais aussi une bonne partie du premier tableau du troisième acte, le deuxième couplet du sabre, ainsi que le récitatif de La Grande Duchesse « Vous aimez le danger… » devenu incongru dans un tel contexte. Cancan oblige, le galop infernal d’Orphée aux enfers conclut la représentation. Le puriste se montrera avisé de passer son chemin.
Le mélomane s’attardera davantage, ne serait-ce que parce que les opéras-bouffes d’Offenbach ne bénéficient pas toujours d’autant de moyens, scéniques et musicaux. Dans l’euphorie de la représentation, la direction de Cyril Englebert n’évite pas quelques décalages, les chœurs sont curieusement éteints mais l’Orchestre de l’ORW est un luxe appréciable et les chanteurs réunis sont d’opéra plus que d’opérette. C’est vrai pour Alexise Yerna et Sébastien Droy, sans pour autant que leur interprétation de la Grande Duchesse et de Fritz ne s’impose totalement. Défauts d’opulence pour l’une, d’éclat pour l’autre, de couleurs pour les deux altèrent une composition vocale qui ne saurait se contenter de présence scénique et d’abattage. C’est vrai également pour Lionel Lhote (Boum), Giovanni Iovino (Paul) et Patrick Delcour (Puck), trio de conspirateurs aussi sonores qu’intelligibles. Le soprano léger de Sophie Junker (Wanda) apporte à l’ensemble sa touche de fraîcheur et d’aigu. Fritz finira pourtant par lui préférer la dame de Roc-à-Pic – aux arguments aussi lestes qu’avantageux – pour tenir sa baraque à frites. « L’infidélité n’admet pas de nuances » disait Madame de Girardin. Fallait-il la prendre au mot ?
Dernière représentation le mardi 31 décembre à 20h30 (plus d’informations). Retransmission disponible sur culturebox.francetvinfo.fr jusqu’au 24 décembre 2014