Peu d’œuvres ont eu une gestation aussi longue et laborieuse. En 1837, après la tragédie de l’intolérance religieuse des Huguenots, Scribe et Meyerbeer envisagent d’écrire sur un sujet alors d’actualité, la confrontation culturelle entre un Européen et une héroïne d’un ailleurs à définir, peut-être l’Inde. Spontini a déjà traité le thème avec Fernand Cortez, mais pour les partenaires librettiste et musicien il ne sera pas question d’idéaliser une rencontre où le moins fort est opprimé. Mais le projet du Prophète va amener Meyerbeer, alors qu’il a composé une première version, à la mettre en sommeil. En 1849 la lecture de l’épopée de Camoens, Les Lusiades, lui inspire alors le désir de transformer l’entreprise initiale en grand opéra autour de l’explorateur Vasco de Gama, qui donnera son nom à l’œuvre. Comme sa fortune lui permet de travailler à son rythme, il avance sans hâte, folâtrant par l’opéra-comique avec L’Etoile du Nord et Dinorah. Malgré la mort de Scribe en 1861, Meyerbeer achève la composition en 1864 et l’œuvre est mise en répétitions. Hélas, c’est à son tour de trépasser sans qu’il ait pu, selon sa pratique, élaguer les surabondances ou les redondances. Si bien que l’œuvre créée en 1865, sous le titre L’Africaine, est en fait la réduction opérée par le musicologue belge Fétis. C’est pourquoi tout chef d’orchestre courageux peut établir sa propre version, défi relevé par Emmanuel Villaume, qui dirige ces représentations vénitiennes. On pourrait évidemment souhaiter entendre toute la musique composée par Meyerbeer. Mais de son vivant on ne l’aurait pas entendue ! Résignons-nous donc et régalons-nous de cette proposition. Certes, elle ne résout pas tous les problèmes de redondance et est parfois frustrante ; par exemple on aurait aimé entendre et voir les ballets du quatrième acte, chargés apparemment de distraire de façon pittoresque et en fait d’exposer la civilisation d’un peuple censé en être dépourvu. Mais le Grand Opéra réclamait un luxe de moyens, techniques et humains, qui sont devenus hors de portée pour les établissements actuels.
La proposition de La Fenice est donc un bon compromis entre le souhaitable et le possible, dans la mesure où proposition musicale et scénique se soutiennent mutuellement. La concision de certaines scènes en augmente indiscutablement l’impact dramatique. La réserve pourrait porter sur le fait que ces coupures amputent le rôle de l’orchestre comme protagoniste du drame, puisque c’est en grande partie sa fonction chez Meyerbeer. Mais le fait est que l’exécution musicale est si brillante, si vivante, si précise dans le jeu et le mariage incessant des timbres et des couleurs, que cette version dépouillée de longueurs possibles prend, par la valeur des instrumentistes et l’énergie concentrée du chef, des dimensions qui exaltent, des raffinements qui captivent et des éclats qui subjuguent. Véritable tour de force d’Emmanuel Villaume, malgré une orchestration très riche, ses tempi ne donnent jamais le sentiment la grandiloquence. De la pléthore des chœurs écrits par Meyerbeer, ceux qui sont conservés donnent une idée de l’invention foisonnante du musicien. Les artistes de La Fenice en transmettent la subtilité et/ou la grandeur, dans l’unisson ou la polyphonie, à nu ou en acteurs des grands ensembles. Ainsi est recréée, pour l’auditeur, une immense tapisserie musicale qui raconte une histoire palpitante dans l’entrelacs de ses motifs et de ses nuances. Les protagonistes en sont, par bonheur, au moins aussi remarquables que ceux d’enregistrements fameux. Angelo Veccia ne néglige aucune des facettes du personnage complexe de Nélusko, dont il exprime justement la fougue contenue – ou non, comme dans sa ballade – et la sensibilité d’une voix homogène, étendue et bien projetée. Dans le rôle d’Inès, plus monochrome puisqu’elle est et reste la victime, Jessica Pratt exploite un medium corsé et des suraigus faciles sans abuser de leur éclat. La technique qu’elle consolide auprès de Lella Cuberli lui permet trilles, sons filés et piani propres à exprimer les délicatesses du sentiment. Sa partenaire et rivale dans le cœur de Vasco de Gama ne lui cède en rien sur le plan de la maîtrise vocale ; si son Hedwige dans Guillaume Tell l’été dernier à Pesaro ne nous avait pas marqué, Veronica Simeoni se révèle ici dans toute l’étendue de sa voix et de son talent. Dans un rôle marqué par l’indécision de Meyerbeer quant à la tessiture définitive – mezzo ou soprano ?- elle s’impose par son aisance à parcourir tout le registre sans l’ombre d’une faiblesse, si bien qu’on ne perçoit jamais les difficultés que la complexité et les tensions de l’écriture accumulent pour l’interprète. Du très beau chant ! Vasco de Gama, enfin, échoit à Grégory Kunde. Que dire, quand l’admiration vous laisse bouche bée ? Ce ténor n’a plus vingt ans, tout le monde le sait, et il est arrivé dans les années passées que les scories du temps et d’ennuis de santé se déposent sur sa voix. A-t-il trouvé un secret, en dehors de son intelligence musicale bien connue ? Comment définir autrement que comme un miracle la fraîcheur extraordinaire de la voix ? Pas le moindre vibrato, un souffle inépuisable, des aigus éclatants, un contrôle permanent de l’intensité, aucune baisse inopinée du volume, et une expressivité constante…Certes, le timbre n’est pas plus séduisant aujourd’hui qu’hier, mais que cette glorieuse démonstration de chant est à saluer avec reconnaissance ! Sans atteindre de pareils sommets, Luca Dall’Amico, Emanuele Giannino et Mattia Denti sont efficaces et convaincants respectivement en ambitieux rival de Vasco de Gama, en ami dévoué du même et en Grand Inquisiteur. On accordera un satisfecit global à l’ensemble des autres solistes, à la réserve de Davide Ruberti, dont le vibrato exprime une vétusté problématique dans le rôle du père d’Inès.
Sur le plan du spectacle, nous serons moins enthousiaste. Ceux qui l’ont conçu sont manifestement d’accord pour mettre en évidence la continuité historique des problèmes que l’exploration du monde par les Européens a engendrés, c’est-à-dire l’invasion inexorable et l’exploitation des ressources des terres découvertes et leur corollaire, l’asservissement brutal des peuples indigènes. Ainsi les vidéo montages signés Fabio Massimo Iaquone et Luca Attilii projetés pendant l’ouverture et chaque prélude d’acte accumulent les images éloquentes puisées dans les actualités filmées autour de ce thème. Mais cette volonté démonstrative est entravée par la rapidité du flux et le contenu des images ne s’accorde pas forcément avec la musique. Un autre aspect de l’œuvre souligné par la mise en scène est le fanatisme religieux également partagé, et cela entrait certainement dans les vues de Meyerbeer. Mais autant la solution proposée est satisfaisante lors de l’assaut du bateau car le tableau composé est conforme à la loi du genre et contribue à la dimension épique de la musique, autant le tableau de la prison, par exemple, déçoit. Pour dénoncer la part active prise par les religieux de l’Inquisition aux tortures infligées aux prisonniers, Leo Muscato flanque Vasco et Selika d’autres détenus qu’un bourreau maltraite tour à tour en fond de scène tandis qu’un Inquisiteur déambule et les tarabuste. Tout cela se déroule derrière des cages installées au cours d’un long précipité, et Selika y chante sa berceuse sur fond d’agitation perpétuelle. Même si la direction d’acteurs s’appuie habilement sur le dispositif pour faire vivre l’action dramatique, comment approuver ce choix qui perturbe inévitablement la réception de la musique ? Responsable des décors Massimo Chechetto enchaîne habilement les scènes au premier acte, la disparition du vaste portulan révélant aussitôt la salle du Conseil, mais il est difficile au troisième acte de ne pas voir que son beau bateau reste immobile même quand les interprètes s’agitent à qui mieux mieux pour représenter les effets de la tempête. Les lumières d’Alessandro Verazzi créent des atmosphères différentes dans un même décor en modifiant les couleurs ou en isolant les solistes, comme dans le septuor de la fin du premier acte. Le fond de scène est souvent dans le noir, ce qui rehausse les couleurs et la présence des personnages. Carlos Tieppo habille les Portugais façon seizième siècle sans viser à la reconstitution historique et le peuple de Sélika uniformément en saris et tuniques indiennes, puisque le mystère de ces Africains dévôts de Brahma – télescopage probable du Mozambique et du Malabar effectivement atteints par le navigateur – est resté entier. Il donne à Selika, pour la scène du serment au quatrième acte, un splendide manteau couleur queue de paon, lui rendant sa prestance royale, mais il l’habille d’un sari blanc pour la scène finale, la mort sous le mancenillier. Le dispositif scénique, une passerelle qui oblige Selika à se tendre de tout son corps pour aspirer le parfum mortel, met en lumière la volonté de mourir de l’héroïne, restituée à son abnégation sublime au grand désespoir de Nelusko. L’émotion est réelle : même le désir de filer vers le vaporetto ne trouble pas le paraphe nerveux des derniers accords. Ce n’est qu’après que la tension se libère et que les interprètes sont longuement salués avec effusion. « O paradis », chante Vasco au quatrième acte. Sans être en extase, nous n’en sommes pas moins profondément heureux d’avoir pu assister, avec ses limites, à cette production. Que La Fenice soit louée de l’avoir tentée ! Que d’autres théâtres la rejoignent dans ce qui n’est plus une aventure ! Notre seul souhait : la réentendre au plus vite !