Arrivé conquis d’avance pour cette représentation d’une œuvre qui reste rare, on en sort partagé tant les options de mise en scène semblent avoir influencé les options musicales, à l’égard évidemment des coupures, mais surtout de l’esprit de l’interprétation. Orlando, composé dans le contexte de la rivalité entre The King’s Theater et The Opera of the Nobility – qui prétend imposer Porpora aux dépens de Haendel – est un vaste pied de nez à la veine opératique à laquelle il semble se rattacher, car il n’en rassemble les conventions que pour les parodier ouvertement. Orlando serait alors un opera buffa ? Il n’est que de lire le livret pour s’en convaincre. Les situations contredisent les discours des personnages de façon systématique, par exemple Orlando succombe à la magie au moment même où il proclame qu’il est prêt à la vaincre, les fréquents doubles sens licencieux du texte, pour Dorinda et même Angelica, apportent un démenti immédiat à la pureté des sentiments déclarés. Quant aux effets de répétition, Dorinda reprenant les lieux communs d’Angelica sur le plaisir et la douleur dans l’amour, ou Angelica chantant la nature après Medoro, ils créent moins un tissu affectif qu’une trame narquoise comme une étude critique de sociologie. Enfin, sans prétendre être exhaustif, entre les « naïvetés » cocasses de Dorinda et les rencontres de vaudeville (Ciel, Orlando ! Medoro, cache-toi !), le comportement irrationnel du héros crée tend moins au pathétique qu’au divertissant.
Or dans cette production le parti pris d’Eric Vigner est globalement d’un sérieux imperturbable : contradictions, supercheries, mensonges, emphases suspectes sont traités dans l’optique de la sincérité. Pas le moindre clin d’œil qui puisse créer de la connivence et faire comprendre au spectateur qu’il ne doit pas être dupe. Dès lors la représentation baigne dans un sentimentalisme qui nous semble aussi fade qu’inopportun. Le début était pourtant prometteur, avec ce Zoroastro qui ressemble au jeune Lénine, et ses séides tels des clones dont la présence d’abord importune sera plus tard justifiée. En le plaçant en position de témoin sur un plateau nu tendance laboratoire le metteur en scène semble décidé à mettre les personnages sous observation et à faire du théâtre dans le théâtre. Mais l’intention tourne court, et les relations entre les personnages ne seront jamais éclairées de l’ironie qui fait d’Orlando une œuvre exceptionnelle. L’entrée du héros en dandy fin de siècle pourrait mettre en évidence un narcissisme en quête de satisfactions, mais il est plutôt montré déprimé, et son comportement ultérieur n’en serait que la conséquence. Il faudra du reste une intraveineuse pour le rendre à la raison et sa prostration post-épileptique indique bien qu’il s’agit d’un cas médical. Le parti-pris est cohérent…mais ce souci de réalisme, voire de rationalité, gomme complètement ce qui pour nous fait le sel de cette œuvre : le jeu virtuose avec et entre les conventions littéraires et les formes musicales.
Du coup la direction de Jean-Christophe Spinosi, qui semble avoir heureusement discipliné l’énergie qui nous faisait trouver brutal son goût des contrastes, semble aller dans le même sens, avec des langueurs qui n’ont aucune intention moqueuse. L’ouïe s’en délecte, mais la beauté du son est-elle l’essentiel quand la composition est au service d’un projet ? Quand on souhaiterait que la verve interprétative souligne avec éclat la malice de l’entreprise, on entend un ensemble dont la qualité et la cohésion gratifient l’auditoire d’une exécution technique brillante, mais on attend souvent le grain de folie qui serait la signature d’un Haendel décidé à jouer d’audace, à l’image du décor en rideau de perles qui figure les vagues de la tempête.
Ce relatif et surprenant académisme, on le retrouve chez les chanteurs, interprètes dociles de cette conception. David D.Q. Lee fait montre de prudence au premier acte, abordant les aigus avec précaution, probablement pour affronter les grandes scènes à venir aux actes suivants. La souplesse et la maîtrise du souffle sont remarquables et les intentions expressives aussi. Peut-être l’ensemble est-il un peu sage, pour un personnage sensé ne l’être plus du tout. Au moins ne se pose-ton pas la question de sa justesse, quand à plusieurs reprises celle d’Adriana Kucerova (Angelica) semble à la marge, alors même qu’en d’autres moments l’étendue de la voix est une évidence. La prononciation n’est pas non plus d’une clarté irréprochable, à la différence de celle de ses deux consœurs. Sunhae Im campe une Dorina très séduisante ; le comique du personnage est gommé, parce que cette novice en amour – si tant est qu’elle le soit car certain regret de ce que l’amour lui fait perdre autorise la perplexité – est ici traitée selon les codes de la Carte du tendre et non selon ceux de la commedia dell’arte, pourtant plus pertinents. Quelques duretés fugaces dans l’aigu n’entachent pas le charme de la prestation. Aucune réserve en revanche pour la qualité et la maîtrise dont fait preuve Kristina Hammerström, Medoro somptueux qui vocalement se double d’une crédibilité scénique indiscutable, dans le registre sérieux évidemment. Enfin le Zoroastro de Luigi de Donato offre au public capitolin qui le découvre les ressources d’une voix de basse que chaque année semble approfondir. Il est acclamé aux saluts, comme ses partenaires et le chef. Tant mieux si ce succès permet d’envisager l’inscription au programme du Capitole d’autres opéras de Haendel. Après tout, même dans cette version pour nous biaisée, la beauté indiscutable de sa musique s’impose. Qu’on nous en redonne, de l’enchanteur Haendel !