Né à Darmstadt, Sven Eric Bechtolf a commencé sa carrière de comédien dans les années 80; on retrouve son nom au générique de productions télévisuelles encore extrêmement populaires en Allemagne comme Inspecteur Derrick, Le Renard, la Rose des sables ou Tatort. Il y a une quinzaine d’années, il s’est tourné vers la mise en scène, collaborant principalement au Burgtheater de Vienne, et a depuis lors mené parallèlement une carrière au théâtre et à l’opéra ; il fut nommé en 2011 responsable de la partie théâtrale du Festival de Salzbourg, et on sait depuis juin dernier qu’il succédera à Alexander Pereira comme intendant général lorsque ce dernier prendra ses fonctions à la Scala de Milan l’an prochain. Il sera ainsi le sixième successeur d’Herbert von Karajan, après Gérard Mortier, Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, l’éphémère Markus Hinterhäuser et Alexander Pereira. Les mandats salzbourgeois sont de plus en plus courts… Bechtolf a à son actif de nombreuses collaborations avec Rolf et Marianne Glittenberg, lui décorateur et elle costumière, dont une Arabella et un Ring pour le Staatsoper de Vienne, et le cycle des trois opéras Mozart / Da Ponte dirigé par Franz Welser-Möst à Zurich. Il est bien rare qu’on confie à une même équipe, à seulement quatre années d’intervalle, la mise en scène de la même œuvre. Se renouveler complètement sur une si courte période n’est pas chose aisée, et revenir sans présenter une vision nouvelle n’a pas grand intérêt. C’est dire si la production qui nous occupe, véritable carte de visite du futur intendant, est lourde d’enjeux, tant pour l’homme que pour l’institution.
Sans être identique à celle donnée à Zurich en 2009 (disponible en DVD chez Arthaus Musik) la production de Salzbourg réunit tout de même deux chanteuses communes (Malin Hartelius et Martina Janková) et présente une conception tout aussi classique, sans grande originalité ; ce n’est certainement pas du mauvais théâtre, cela manque simplement de personnalité. Dans le décor unique d’un jardin d’hiver qui évoque autant le second empire que la fin du XVIIIe siècle, meublé de palmiers pendant la première partie, et vidé des mêmes palmiers durant la seconde, Bechtolf fait évoluer ses personnages de façon parfaitement symétrique – sans doute pour souligner la géométrie particulièrement équilibrée de la distribution, mais est-il bien nécessaire d’enfoncer de tels poncifs ? – et compose des tableaux esthétiquement assez réussis, se cantonnant dans le registre bouffe au détriment des éléments plus dramatiques du livret. Qu’on regarde côté cour ou côté jardin, on voit exactement la même chose en même temps. L’œuvre ainsi réduite à sa seule dimension de farce ne s’en trouve guère grandie. En présentant les deux sœurs de façon identique (même coiffure, même costume) il appuie l’idée que chacune est interchangeable, que n’importe qui pourrait être n’importe qui d’autre et que cela aurait autant de sens, ce qui in fine affadit le propos subversif de Cosi : si tout est égal, où est la trahison ? Il accable ses personnages d’intentions et de gestes incessants, censés donner du relief au texte mais toujours en parfaite redondance avec le livret, sans beaucoup d’imagination, et surtout sans attribuer de psychologie propre à aucun des six protagonistes. Bref, une mise en scène assez quelconque, décevante pour le futur responsable de Salzbourg qui se targue d’honorer Mozart plus que tout autre.
La distribution vocale peut heureusement compter sur quelques atouts majeurs : le Guglielmo de Luca Pisaroni est vocalement parfait, alliant humour, caractère et virilité, comme il sied au personnage. A ses côtés, le Ferrando de Martin Mitterrutzner est un rien moins brillant vocalement, le rôle est aussi plus difficile, mais tout aussi engagé. Don Alfonso, chanté par Gerald Finley, est le deuxième atout de la distribution : parfaitement à l’aise dans le personnage, il déroule avec cynisme les mécanismes de la farce, chante avec une diction parfaite, mais surjoue les situations au premier degré, sans distance par rapport au texte. Du côté des rôles féminins, la palme revient à la Despina de Martina Janková : elle chante avec beaucoup d’esprit et de naturel, sans jamais forcer la voix qui est souple et particulièrement aisée dans tous les registres; elle est le troisième atout de la soirée. Les deux sœurs ont paru un peu moins en forme vocalement : La Fiordiligi de Malin Hartelius, jolie voix au vibrato un peu serré, accusait quelques faiblesses d’intonation dans l’aigu, quant à Marie-Claude Chapuis (Dorabella), elle chantait ce soir-là avec un timbre un peu voilé, pas tout à fait libre et manquant de transparence. Les deux voix, qui plus est, peinent à s’assortir dans les ensembles, ce qui en soi ne constitue une critique ni de l’une ni de l’autre, mais plutôt une faiblesse dans la conception de la distribution. Toutes deux cependant assument leur rôle avec virtuosité et pas mal d’abattage, malgré des tempi très rapides, mais – et c’est sans doute la volonté du metteur en scène – surjouant elles aussi toutes les situations dans le registre de la farce et de la légèreté, ce qui nuit beaucoup à l’émergence des émotions.
Tout le premier acte se passe quasi sans aucun frémissement et même le magnifique trio qui salue le départ des deux amants (Soave sia il vento), laisse le public de marbre. Il faut attendre les situations plus tragiques et le déséquilibre créé par le moment où Dorabella a déjà cédé et Fiordiligi pas encore, la symétrie est alors provisoirement rompue, pour qu’émerge une petite tension dramatique, avec cette jolie trouvaille que Fiordiligi adresse son air Per pietà, ben mio, perdona à la flamme d’une bougie. Mais juste après, l’air de Guglielmo adressé à une ridicule poupée faite de fruits superposés nous replonge tout aussitôt dans la farce. L’œuvre s’achève, comme souvent, sur les unions de deux couples indécis, mais aussi, et c’est plus original, sur la mort de Don Alfonso mystérieusement empoisonné !
La conception musicale de Christoph Eschenbach, parallèle à celle du metteur en scène, est elle aussi marquée du sceau de la tradition, et semble avoir bien peu retenu de l’évolution de l’interprétation mozartienne des vingt dernières années, telle qu’elle a été menée successivement par Nikolaus Harnoncourt ou par René Jacobs par exemple. L’orchestre, bien qu’en effectif réduit, tire la partition vers un romantisme certes séduisant mais sans doute peu conforme à la vérité historique; et comme on touche ici au héros national, il y a peu de chance que cela change bientôt. L’image d’Epinal d’un Mozart en culottes de velours a encore de beaux jours devant elle…