Quand les moyens sont limités, l’imagination doit prendre le pouvoir. Défi relevé. C’est à guichet fermé que le festival bellilois a donné la huitième et dernière Carmen de sa 16e édition dans le cadre magique de la citadelle Vauban dominant le port. En dehors d’une excellente acoustique, tout s’opposerait à représenter des opéras dans cet ancien arsenal dont le haut plafond est supporté en son milieu par deux rangées d’énormes poteaux en chêne. Maîtrisant une fois encore cet espace théâtralement inhospitalier, le metteur en scène américain, Richard Cowan, s’est montré astucieux, modeste et, malgré un certain nombre de coupures, respectueux de la partition. Si aucune star ne se produit ici, l’ambition artistique est néanmoins élevée. Choisis en fonction des exigences du niveau d’interprétation, jeunes artistes confirmés, chanteurs en formation à bon potentiel, chœur du festival, chœur d’enfants de l’île, se sont unis dans un même élan pour offrir une représentation franche et honnête du chef d’œuvre de Bizet. Chacun se donnant au maximum de ses possibilités, pour la grande joie d’un public attentif et réceptif.
Contournant les obstacles, suggérant les lieux de l’action avec des éléments visuels simplissimes sans tomber dans l’indigence ou l’amateurisme, sachant répartir habilement les groupes de personnages pour les rendre proches et interconnectés, fractionnant les grandes scènes d’ensemble sans les affaiblir… cette mise en espace, moderne et classique à la fois, mais non dénuée d’idées originales, fait de nécessité vertu. Quant aux costumes, ils suivent la même philosophie de caractérisation en toute liberté. Exemple : Escamillo en trench-coat bleu-marine, lors de ses premières apparitions, revient pour la scène finale en toréador de carte postale.
Dans une petite fosse située à l’arrière droit du plateau, sous la direction précise et sûre d’elle-même de Philip Walsh, l’orchestre multinational composé de quatorze solistes virtuoses sonne haut et fort. Adoptant des tempi soutenus, il s’impose sans peine et parvient à restituer la richesse d’une partition géniale — innovante pour son époque — qui place aujourd’hui Carmen largement en tête des opéras les plus populaires au monde. On a surtout admiré les très mélodieux instruments à cordes et la flûte poétique de Nicolas Duchamp. Soutenues par cet accompagnement musical vivant et tonique, l’arrivée de Micaela devant la caserne, les plaisanteries galantes des soldats, les incursions d’une bande de sales mômes jouant aux petits soldats, la voluptueuse sortie des cigarières, sont menées bon train par des chanteurs acteurs pleinement impliqués dans l’action.
Le rôle titre est interprété par la mezzo-soprano étatsunienne, Audrey Babcock, qui fait ici ses débuts en France après avoir chanté Carmen plus de soixante-dix fois dans son pays. La voix au timbre tranchant manque un peu de couleurs et de séduction pour envoûter le public par son chant, autant que Don José par sa sensualité provocante. Mais, c’est surtout par la violence hautaine avec laquelle elle exprime le côté rebelle et l’intransigeance d’une femme prête à mourir pour aimer comme bon lui semble que son engagement dramatique est remarquable. Face à cette Carmen de choc, son compatriote, Kevin Ray est un jeune ténor puissamment lyrique, avec une voix saine bien projetée. Assez pataud au prime abord, ce Don José devient de plus en plus touchant de sincérité au fil des actes. Avec une grande sensibilité et beaucoup de sincérité, il parvient à faire comprendre l’évolution d’un homme simple et naïf, aux prises avec une passion amoureuse qui l’asservit malgré lui. La tragique scène finale sera d’autant plus émouvante que l’assassin nous paraîtra en quelque sorte excusable.
Faisant également ses débuts en France, la soprano Jan Cornelius (Micaela) est une belle découverte vocale. Timbre séduisant, musicalité, joli physique et présence agréable. Un nom à suivre. En Escamillo, le jeune et séduisant baryton Jonathan Beyer, le regard orienté vers le haut comme s’il se concentrait sur son instrument vocal, semble assez raide dans ses premières scènes. En revanche, même si l’un des grands tubes de la partition à son actif aurait pu être plus brillant, il se montre excellent dans sa scène d’amour avec Carmen. Le baiser que les nouveaux amants échangent lors de son arrivée aux arènes peut être qualifié d’hollywoodien.
Bien que certains chanteurs anglophones aient un petit peu de mal avec la prononciation du français, ce qui est bien compréhensible, il faut saluer dans l’ensemble un niveau de diction plus que satisfaisant. Grâce à une direction d’acteurs attentive aux détails et à la fluidité des déplacements, chaque personnage secondaire, chaque choriste, chaque figurant, prend plaisir à tenir sa partie. Du baryton français Maxime Cohen (Morales) au ténor américain Jason Thomas (Le Remendado), en passant par le baryton indien de vingt-trois ans, Vikrant Subramanian, un Dancaïre à la prononciation limpide, tous méritent d’être cités. Solide Zuniga de la basse bien chantante John-Paul Huckle, qui revient pour la quatrième fois à Belle-Ile ; charmante Frasquita, de la soprano parisienne Louise Pingeot et Mercédès débridée à la voix fort agréable de la talentueuse mezzo de Chicago Joana Wermette. Faisant déjà la paire l’an passé dans les sœurs, sottes et ridicules, de Cenerentola, ces deux chanteuses sont toujours aussi pétillantes et efficaces, en particulier dans la superbe scène des cartes. Décidément, d’un été à l’autre, l’air marin iodé respiré à pleins poumons, semble insuffler à cet attachant festival une énergie bien particulière.
.