Ne nous leurrons pas : s’il y a une chance pour que la musique de Rameau s’installe au répertoire des théâtres étrangers, le chemin semble nécessairement passer par la rigolade, car c’est avec Platée que, ces dernières années, le Dijonnais a pu séduire un public non-francophone. Pour lui ouvrir ses portes, le Festival de Glyndebourne a opté pour sa toute première tragédie lyrique, mais sans en exclure le rire, et l’on retrouve dans la production de Jonathan Kent et Paul Brown un certain nombre de ces clins d’œil qui faisaient tout le sel de leur mémorable Fairy Queen de 2009. Du reste, Jean-Marie Villégier s’était lui-même amusé dans l’Hippolyte monté à Garnier en 1996, mais son humour s’était limité au prologue, pour s’effacer entièrement durant les cinq actes. Le tandem britannique ne l’entend pas ainsi, et a souhaité faire sourire tout au long de l’œuvre. C’est ainsi que la rupture de climat entre le drame que découvre Thésée et la fête qu’organisent les marins pour son retour est soulignée au maximum : sous une lumière rose bonbon, avec boule disco au plafond, une ribambelle de petits matelots en culotte courte font irruption sur scène et adoptent une gestuelle caricaturale pendant tout le « divertissement », le terme prenant ici son sens le plus fort. On rit beaucoup aussi durant le prologue, dont les personnages surgissent entre les aliments conservés dans un gigantesque réfrigérateur (un peu comme les choristes apparaissaient entre les objets précieux conservés dans les vitrines latérales de Fairy Queen). On rit même un peu trop parfois, comme lorsqu’un suivant de Cupidon chante l’ineffable « Plaisirs, doux vainqueurs » : hélas, à ce moment-là, choristes et danseurs se trémoussent plutôt sur le thème « Prends-moi sous les laitues, aimons-nous sous l’évier ». On rit sans doute trop aussi au troisième acte, quand l’amour coupable de Phèdre est ramené dans le cadre bourgeois et moderne d’un pavillon de banlieue, où la belle-mère envoie une baffe à son beau-fils en s’exclamant « Vous aimez Aricie » (et était-il bien nécessaire pendant cette scène qu’Oenone se cache derrière l’aquarium pour assister à la rencontre ?). Malgré ces quelques outrances, force est de reconnaître au spectacle signé Kent et Brown une remarquable intelligence et une implacable cohérence, par-delà ce mélange du comique et du tragique que traduit, à chaque début d’acte, la projection sur le rideau de scène du visage mobile d’un acteur chauve, équivalent vivant des fameuses Têtes d’expression, ces bustes hilares, offusqués ou désespérés que sculpta vers 1770 l’autrichien Franz-Xaver Messerschmidt. Surtout, loin de toute pseudo-reconstitution empesée, cette production cherche à redonner toute sa force au drame, et elle y parvient souvent, au risque de choquer. Le choix initial d’associer Diane à la froideur conduit à l’exploration de toutes sortes de « lieux froids » : le frigo du prologue, on l’a dit, mais aussi d’immenses chambres froides entre lesquelles on dépèce les cerfs abattus par la déesse chasseresse et ses nymphes. Pour une fois, l’on est saisi d’effroi à la vue de ce qui attend Aricie si on la consacre à Diane comme elle en est menacée : elle risque de devenir la prêtresse d’un culte barbare où l’on se vautre dans le sang. L’acte des enfers nous entraîne dans le moteur du réfrigérateur, avec les résistances électriques en fond de décor (mais Pluton et Tisiphone arborent des tenues d’esprit Grand-Siècle). Après le cadre aseptisé des deux actes suivants, le dernier se situe dans une morgue, où les retrouvailles – post mortem – des deux héros paraissent bien moins réjouissantes que le livret ne le prévoyait, Phèdre et Thésée étant eux-mêmes accueillis parmi les armoires frigorifiques destinées aux cadavres.
Si l’aspect visuel peut inspirer quelques réserves (et ne fera pas l’unanimité qu’avait suscitée The Fairy Queen), la réalisation musicale est en revanche en tous points dignes d’éloges. Chez William Christie, on admire la souplesse de la direction, l’ampleur du geste, loin de toute gesticulation, et cette noblesse que la production ne nous offre pas toujours. La fosse n’accueille pas les Arts Florissants, mais l’Orchestra of the Age of Enlightenment, qui semble avoir parfaitement assimilé le style ramiste. Surtout, l’on admire les résultats obtenus par le chef qui déclarait dans les notes de programme : « Je serai intraitable pour obtenir des chanteurs la déclamation adéquate ». Pari tenu, sans aucune exception dans cette distribution internationale, jusqu’au plus petit rôle, jusqu’au dernier choriste. Essentiellement composé de jeunes chanteurs anglophones, le Glyndebourne Chorus dit le texte de l’abbé Pellegrin avec une intelligibilité que beaucoup pourraient lui envier et, là aussi, une appréciable souplesse d’interprétation. Quelques-uns de ses membres ont été promus au rang de solistes, suite à diverses indispositions : la basse Andrew Davies se voit obligée de remplacer Aimery Lefèvre, annoncé souffrant ce soir-là, tandis que l’annulation de la participation de Stéphanie d’Oustrac, initialement prévue en Diane, propulse au premier plan Katherine Watson, applaudie salle Pleyel dans Jephtha de Haendel. Soprano dans un rôle qu’on a pris l’habitude de confier à des mezzos, la chanteuse assure sans peine les graves et la froideur du personnage, mais il est permis de se demander ce qu’aurait donné le rapprochement de la voix de Stéphanie d’Oustrac avec celle d’Ana Quintans, puisque l’effet apparemment visé au départ est transformé du tout au tout, avec un Amour à la voix plus centrale que celle de Diane. La soprano portugaise se déchaîne dans le rôle de ce Cupidon-poulet surgi d’un œuf, que l’on retrouve déguisé en matelot, puis en chasseur, avant de le voir pendu, un sac sur la tête au dernier acte : à la fin de l’œuvre, Diane triomphe et l’Amour semble condamné au suicide. On retrouve par ailleurs dans la distribution de Glyndebourne la Phèdre et le Thésée entendus à Paris, mais l’on doit se pincer pour y croire. Là où l’on avait vu au Palais Garnier des interprètes bien chantants mais terriblement guindés, bridés par une mise en scène ne se souciant guère de faire exister des personnages, on découvre d’authentiques acteurs qui incarnent leur rôle avec une puissance décuplée. Sarah Connolly déclame véritablement son texte et vit sa Phèdre ardemment, tandis que Stéphane Degout, superbement en voix, est un Thésée déchiré et déchirant. A leurs côtés, Christiane Karg éblouit en Aricie, français impeccable et timbre charnu ; Ed Lyon confirme avec ce répertoire des affinités déjà connues et se révèle le seul chanteur capable de nous intéresser au sort d’Hippolyte, si on le compare aux récents titulaires. François Lis est magistral dans les trois divinités qui lui incombent, et Julie Pasturaud parvient à faire exister Oenone en quelques répliques. Mathias Vidal phrase avec une exquise délicatesse l’air du Suivant de l’Amour avant de devenir une très percutante Première Parque, et Emmanuelle de Negri triomphe à chacun des airs qui lui sont confiés, notamment le magnifique « Rossignols amoureux » du dernier acte. Le plus grand compositeur français du XVIIIe siècle a donc fait une entrée remarquée à Glyndebourne (le public enthousiaste ne ménage pas ses applaudissements), et il est désormais permis d’espérer que, comme à l’Amour, « tout doit rendre à Rameau un éclatant hommage ».