Foisonnante et riche, cette représentation lyonnaise de La Flûte enchantée fait la part belle aux images et aux trucages, renouvelant la magie des machines anciennes qui créaient jadis sur la scène lyrique l’illusion du merveilleux. Grâce aux technologies les plus récentes, la projection d’images sur un rideau de tulle produit une impression de relief, tandis qu’à plusieurs reprises un écran géant descend des cintres pour nous faire assister en direct à la naissance du cinéma à partir de l’esprit de la musique. Mieux encore, le public devient le témoin privilégié de la fabrique du merveilleux puisqu’il peut voir simultanément les chanteurs sur scène, parfois devant un fond bleu qui permet l’incrustation des images dans des décors séparés, ainsi que les éléments de trucage – maquettes miniatures, caméras, effets spéciaux -, et le résultat du mixage des images sur l’écran. La confrontation de la réalité et de sa mise en scène redoublée, dans une fiction cinématographique qui se crée au même instant, est un procédé habile qui rend justice au livret de La Flûte enchantée : doit-on croire ce que l’on voit ? Que cache l’image ? De quels mensonges, de quelles manipulations peut-elle être le masque ? C’est une excellente mise en perspective de Pierrick Sorin et Luc de Wit.
Faux-semblants, apparences dont il faut se défier, sont en effet au cœur de la thématique de cet opéra, tout autant spectaculaire et divertissant qu’initiatique et profond. Si la réflexion et le sens critique sont ainsi stimulés en permanence, l’émotion est grande aussi, grâce à la poésie des images, des couleurs et des lumières (Christophe Grelié), la beauté des costumes (Thibault Vancraenenbroeck) et des décors (Pierrick Sorin). On rit beaucoup, et c’est bon signe : les clins d’œil sont nombreux (comme ceux qu’adressent littéralement au public, comme dans un cartoon, les pyramides surgissant derrière le chœur des prêtres). Les décalages et allusions font penser à Méliès souvent, à Tex Avery parfois. La palette est large qui nous conduit, depuis la magnifique voûte étoilée sous laquelle apparaît l’immense serpent en trois dimensions jusqu’au feu d’artifice final, du spectaculaire au romantique, du kitsch au terrifiant, de l’ironique au merveilleux.
Côté musique, Stefano Montanari adopte un tempo dont la rapidité déconcerte : après Mozart dans le métro (voir notre brève), c’est Mozart dans le TGV. Telle est du moins l’impression qui domine lorsque l’ouverture est bousculée au point de paraître dépourvue de toute solennité, et même brouillonne par endroits. Sans vouloir absolument reproduire la lenteur hiératique d’un Karl Böhm, pourquoi mener La Flûte enchantée à un train d’enfer qui laisse à peine respirer les chanteurs, bouscule les airs et condamne les musiciens à la précipitation ?
On regrette ainsi que le chant de Jan Petryka, Tamino doté d’un beau timbre de ténor, ne puisse s’épanouir pleinement dans « Dies Bildnis ist bezaubernd schön », que l’air de Pamina – la soprano Camille Dereux – soit trop rapide pour émouvoir, que le moment où Papageno – excellent Guillaume Andrieux – exprime une vision tragique de l’existence (« Nun wohlan, es bleibt dabei ») passe quasiment inaperçu. Heureusement, les duos de Tamino et Pamina, et ceux de Papageno et Papagena – pétillante Barbara Zamek – préservent, malgré tout, le charme qui les caractérise. Corollaire peut-être de cette volonté de rapidité, la coupure de plusieurs dialogues parlés gomme une partie de la spécificité de ce singspiel.
Toutefois, ce parti pris de vitesse ne semble pas nuire à la Reine de la nuit et à Sarastro, tous deux remarquables et qui dominent vocalement cette soirée. La première, Sabine Devieilhe, maîtrise avec un talent consommé toutes les facettes du personnage, tout à tour mère éplorée, touchante, puis femme impérieuse, vengeresse et meurtrière. Les fameuses vocalises de cette Reine de la nuit sont parfaites, percutantes et justes, les nuances du chant sont raffinées, les arabesques vocales enchanteresses. Le second, Johannes Stermann, met sa puissante voix de basse, une diction parfaite et la richesse de son timbre au service d’une interprétation saisissante du personnage de Sarastro dans toute son ambiguïté – sage et pourtant en proie à l’esprit de vengeance, donneur de leçons relativisées par l’incrustation de l’image du chanteur dans un décor fleuri d’un kitsch rappelant la mise en scène des discours officiels dans les dictatures.
Passons rapidement sur les trois enfants, dont les notes sont, hélas, rarement justes, pour souligner la qualité des trois Dames, Caroline MacPhie, Heather Newhouse et Dorothea Spilger, qui allient la grâce à l’intelligence du chant et du texte. Mention spéciale également au Monostatos de Bonko Karadjov (qui, entre autres, se tire admirablement de son air déjà rapide « Alles fühlt der Liebe Freuden » sur le tempo exigeant de ce soir) et au premier prêtre interprété par Rémy Mathieu. Comme toujours, les chœurs de l’Opéra de Lyon, dirigés par Alan Woodbridge, sont excellents et contribuent au succès global d’un spectacle qui charme les yeux et éveille l’esprit, mais dont l’exécution musicale ne comble pas entièrement l’oreille, malgré le talent dont font preuve les chanteurs tous issus du Studio de l’Opéra de Lyon (SOL) dirigé par Jean-Paul Fouchécourt.
N. B. : Dans une sorte de mise en abyme supplémentaire, l’Opéra de Lyon propose une version filmée du spectacle, qui sera retransmis gratuitement en direct sur grand écran le 6 juillet 2013 à 21h30 à Lyon, Place des Terreaux, dans 13 autres villes de la région Rhône-Alpes et à Paris-Berges de Seine. Plus d’informations sur http://www.opera-lyon.com/spectacles/videotransmission/