Au printemps, le Komische Oper de Berlin fait son festival Mozart en programmant quatre des chefs d’œuvres du compositeur. Au menu de cette recension, deux pièces de résistance : L’Enlèvement au Sérail et Les Noces de Figaro – inhabituellement chantées en allemand. Bien que traitées par des metteurs en scène différents, on retrouve dans ces deux productions les choix artistiques qui gouvernent cette maison depuis que Barrie Kosky en a pris la direction : lecture des œuvres frôlant la provocation, envie de choquer plutôt que de suggérer, agitation scénique permanente proche de la frénésie.
Mozart est ainsi mis à feu et à sang pour le plus grand plaisir du public, avide d’un perpétuel renouvellement, et des chanteurs qui composent le noyau dur de la troupe du Komische Oper, dont les talents de comédiens sont souvent hautement sollicités.
Dans la fosse, qu’il soit placé sous la direction de Kristiina Poska puis d’Henrik Nàsàsi, l’orchestre du Komische Oper intreprète les deux partitions avec une précision et une rigueur méticuleuse. En dépit d’attaques parfaitement maîtrisées et de nuances subtilement dosées, la musique est quelque peu contrariée par la surabondance d’effets scéniques. Les trouvailles de mise en scène de Calixto Bieito et de Barrie Kosky lui-même sont finalement trop décalées pour permettre au génie de Mozart de s’épanouir en parfaite harmonie.
Placer l’intrigue de L’Enlèvement au Sérail dans le cadre d’une maison close occidentale contemporaine n’a rien de choquant en soi, en revanche, la gestuelle, la brutalité et l’exhibitionnisme sexuels que Calixto Bieito a pris le parti de montrer – bien que conforme au livret dans une lecture littérale – viennent corrompre l’atmosphère de sophistication et de préciosité qui se dégage de la partition. On retrouve ainsi une nouvelle fois Jens Larsen en tenue d’Adam, dans le rôle d’Osmin, en train de se livrer à diverses galipettes tandis qu’il se lance, survolté et vaillant, dans ses difficiles arias de basse colorature. Qu’elle soit trainée en laisse ou encagée, Claudia Boyle campe une Konstanze vocalement impeccable. La Blonde de Julia Giebel offre un autre aspect de l’esclavage contemporain lié à la prostitution : celui de l’addiction aux substances destructrices (alcool, drogue). Elle donne brillamment sa réplique au Pedrillo légèrement en retrait qu’incarne Tansel Akzeybek que l’on a connu plus en voix. Du Belmonte d’Adrian Strooper on admire le talent de comédien plutôt que les qualités vocales, honorables mais pas inoubliables. L’ambiance de fantaisie turque dans laquelle baigne l’œuvre est définitivement abandonnée. Le rideau tombe sur une scène ensanglantée et jonchée de cadavres, ceux des patrons et clients de l’établissement interrompus dans leurs commerces charnels par les protagonistes en fuite.
Le ton badin propre aux Noces de Figaro n’est pas trahi dans la production signée Barrie Kosky ; La fantaisie est d’ailleurs permanente, tant dans des décors iconoclastes que dans des costumes inattendus (le comte et la comtesse se pavanent en survêtement criards…). En outre, quelques trouvailles de mise en scène méritent d’être relevées sans pour autant rendre le déroulement des tableaux plus cohérent. Le premier tableau se trouve ainsi réduite à un espace exigu d’environ 6 mètres carrés dans lequel les personnages se contorsionnent pour entrer. La promiscuité est à son comble lorsque la « boîte scénique » est envahie par les choristes créant ainsi un tohu-bohu indescriptible. La scène du septuor a ensuite lieu devant un vestiaire dont les portes des casiers à double-fond s’ouvrent et se referment sans cesse laissant apparaître les personnages dans le plus grand désordre, accentuant ainsi la confusion ambiante. D’autres effets relèvent plus de la farce de boulevard que de l’opéra, par exemple lorsque le comte revient avec une tronçonneuse pétaradante pour ouvrir la porte du casier où s’est réfugiée Susanna. Sans raison apparente la scène des noces adopte le rite israélite et le dernier tableau se déroule autour d’un impressionnant monticule de pommes tandis que dans la salle se répand le puissant arôme du fruit : le travail de Barrie Kosky prend ainsi une dimension olfactive…
A ce jeu du « n’importe quoi pourvu que cela bouge », les chanteurs sont grandement mis à contribution tandis que l’exercice du chant dans la langue allemande handicape passablement la suavité du texte originel. Tom Erik Lie campe un comte plus fantasque qu’autoritaire, d’autant que son émission manque cruellement de rayonnement. Brigitte Geller est également sous dimensionnée dans son rôle, rendant à la comtesse ni le moelleux voluptueux, ni l’abandon distingué que l’on attend d’elle. Maureen McKay incarne en revanche une Susanna lumineuse et chaleureuse à la voix puissante que Philipp Meierhöffer peine à égaler en Figaro. Le Cherubino de Theresa Kronthaler ravit tous les suffrages grâce notamment au légato exemplaire dont elle fait montre dans son « voi che sapete » chanté en italien. Parmi les personnages secondaires, Basilio (Stephan Boving) prend les traits d’un cycliste (accidenté) lubrique et grotesque alors que Bartolo (Jens Larsen) revêt ceux d’un trublion tonitruant.
Deux intrigues radicalement différentes qu’un traitement acidulé et décalé rend familières. En voyant les photos des autres mises en scène de ce Festival Mozart, il y a fort à parier que Don Giovanni et Die Zauberflöte ont subi les mêmes outrages.