Jusque là les choses étaient claires : dans L’Or du Rhin, et pour résumer, Wagner dépeint un monde boursoufflé encore, en fin de course déjà, contraint à des travaux de rénovation pour retrouver l’éclat d’antan ; Sieglinde contre Hunding, Brünnhilde contre Wotan : La Walkyrie est ensuite affaire de rébellions, de trahisons peut-être, mais de trahisons fondatrices et formatrices, qui ensemble créent Siegfried, son personnage éponyme, la rencontre de ce dernier avec Brünnhilde et l’espoir de voir ce jeune couple bâtir main dans la main un monde nouveau. Mais voilà que dans Le Crépuscule des Dieux, rien ne va plus : les cartes se brouillent, les héros trébuchent, les espoirs s’effondrent. Que peut-il donc se passer d’abominable pour que tout tourne aussi mal ?
Rien. La vie, tout simplement, que Siegfried, ainsi qu’il le dit lui-même dans le Prologue, n’a pas pu découvrir sur le petit rocher de Brünnhilde. La vie sous son jour le moins favorable : compromissions, lâchetés, tromperies, échecs… L’environnement du Crépuscule des Dieux, et c’est suffisamment rare chez Wagner pour être répété, est essentiellement gris, ses personnages foncièrement médiocres. Ce que nous dit Günter Krämer, c’est que Wagner n’a pas pensé cette grisaille et cette médiocrité comme l’arrière-plan permettant de mieux faire saillir les exceptionnelles qualités de son héros. Tout au contraire, Siegfried, au contact de ce monde, devient le compagnon de fête de la bière de Gunther, et son comportement avec Gutrune relève moins du sentiment amoureux que d’une succession d’étreintes moites. Brünnhilde elle-même s’y perd, qui apparaît ici sous les traits d’une ménagère jalouse ne retrouvant plus que par intermittences les avatars de son essence divine. Le décor, forcément sans apprêts, la direction d’acteur, plus nerveuse que réfléchie, sont à l’avenant d’une conception qui trouve son aboutissement dans le postlude qui ponctue la scène finale : les dieux du Walhalla massacrés, les uns après les autres, dans un jeu vidéo projeté sur écran géant, n’ont même plus l’honneur de chuter dans le faste. Médiocrité et grisaille, partout, qui une fois le rideau baissé inspireront à un spectateur bien remonté ce trait d’esprit définitif : « mise en scène de merde ! ». Peut-être, mais c’était volontaire !
La méforme de Torsten Kerl, elle, ne l’était pas : au III, le ténor allemand, peut-être fatigué, peut-être victime de l’autre grisaille, celle de la météo, est à la peine dès que le haut médium est sollicité – ce problème, pourtant, ne lui est pas coutumier. Le mordoré du timbre, la science du legato, le relief du verbe font, une fois encore, un beau Siegfried, toujours handicapé par la vastitude des lieux, certainement pas mauvais au point de mériter les huées d’un public qui acclame comme un seul homme Petra Lang. Il est vrai que sa composition impressionne, parce qu’on n’imaginait pas que cette Kundry, cette Ortrud, n’aurait aucun mal avec les aigus de Brünnhilde. Paradoxalement, ce sont alors les graves qui sonnent moins forts et moins pleins qu’attendus, au point d’entraîner, par moments, de menus problèmes de registres. Plus embêtante est la relative placidité de l’incarnation : sans doute, en ce soir de première, Petra Lang songeait-elle à se préserver pour les prochaines représentations (même si elle ne les assurera pas toutes). Immense et tonitruant Hagen de Hans-Peter König, Gunther tout aussi percutant d’Evgueni Nikitin, et Gutrune de luxe (la voix claire mais très puissante de la superbe Edith Haller est taillée pour les rôles de Sieglinde ou d’Elisabeth dans Tannhäuser, qu’elle endosse bien souvent) : on en oublierait presque les autres rôles, s’il ne s’agissait de l’Alberich toujours très idiomatique de Peter Sidhom, de la Waltraute éloquente de Sophie Koch, de Filles du Rhin et de Nornes superlatives.
Faire cohabiter une distribution brillante et une esthétique du médiocre : la clef de voûte, comme souvent, c’est finalement le chef d’orchestre qui la détient, ou pas. Après une première partie plutôt prudente, Philippe Jordan laisse se développer progressivement la tension et les ruptures si nécessaires dans cette œuvre contrastée par nature. Au sommet, la marche funèbre du III, modèle de force et de somptuosité. Les musiciens de l’Opéra et les chœurs de Patrick Marie Aubert constituent le meilleur instrument dont on puisse rêver, presque infaillible, profus et virtuose : à la veille de son deux centième anniversaire, Wagner, qui se voulait ouvert aux innovations scéniques tout en restant inflexible sur ses exigences musicales, est en fin de compte plutôt gâté.