Cette nouvelle production du Vaisseau Fantôme au Staatsoper de Berlin, dans une mise en scène de Philipp Stölzl, propose une lecture de l’œuvre sous l’angle de la pathologie névrotique de Senta, qu’un astucieux et séduisant jeu de décor rend parfaitement compréhensible.
L’argument est transféré dans un milieu aisé dont l’univers cossu se matérialise par une riche bibliothèque dans laquelle se déroule toute l’action du drame et par un train de maison bourgeois que seule la fantasmagorie de Senta rattache au milieu maritime.
On comprend rapidement que la jeune femme compense l’absence de son père en se réfugiant dans le monde fantastique des contes et légendes par la lecture des nombreux ouvrages qui peuplent la bibliothèque familiale et que, s’étant ainsi laissée piégée par sa nature particulièrement romantique, elle n’est désormais plus en mesure de distinguer la réalité de la fiction, au point de faire coïncider les projets matrimoniaux de son père avec ses propres rêves inspirés de ses lectures fiévreuses de la légende du hollandais volant.
Senta devient ainsi le personnage central de l’opéra dont les troubles de la perception sont rendus sur scène par la transposition de ses fantasmes dans un diorama qui s’anime en lieu et place d’un tableau gigantesque suspendu au mur de la bibliothèque. Interprétée par Emma Vetter, dont le timbre sombre aux aigus acérés révèlent les tourments qui l’habitent, Senta est également incarnée par une figurante qui illustre le dédoublement de sa personnalité. Toutes les scènes du drame wagnérien à connotation maritime sont ainsi transposées dans son monde imaginaire : les manœuvres d’accostage ont lieu dans le tableau tandis que les chœurs des marins forment, dans la réalité de l’avant-scène, le cortège des convives de son mariage.
Daland (Tobias Schabel) n’est donc plus un marin que dans l’esprit tourmenté de sa fille. Sa basse aux accents doux et feutrés correspond d’ailleurs mieux à un bourgeois repus qu’à un vieux loup de mer. Quant au Hollandais, joué par Michael Volle, il n’apparait que dans le diorama puisqu’il s’agit du personnage de légende du Juif Errant tandis qu’un figurant le représente en barbon dans le rôle du futur époux. Vocalement impressionnant par sa noirceur et sa puissance le baryton n’a de réel concurrent que l’Orchestre de la Staatskapelle qui, placée sous la direction de Daniel Harding, est en tout point superlatif. Les mugissements des cordes répondent admirablement aux assauts des cuivres, des percussions et des instruments à vent, tant pour décrire les forces naturelles qui se déchaînent que les tourments cérébraux qui s’affrontent dans l’esprit de la malade.
Stephan Rügamer campe un Erik bien ancré dans la réalité. Son timbre léger et clair sonne comme la lueur d’un espoir de rémission. Simone Schröder au contralto plus véhément que lyrique donne au rôle de la nourrice Mary la mesure d’une sévérité dont la jeune Senta se soustrait par ses lectures.
L’état mental de l’héroïne se détériore brutalement lorsque la fiction s’éloigne au point que les références à ses lectures finissent par s’embrouiller et se mêler : le Hollandais se personnifie désormais en Barbe Bleue, il retient dans les cales de son navire les fantômes des femmes qu’il a séduites lors de ses précédentes escales… Le suicide reste pour Senta l’ultime refuge lorsque la réalité la rejoint.
Alliée à la musique sombre et sauvage de Wagner, cette mise en scène – sur un mode de projections successives à l’instar du film Inception et grâce à des éclairages savants – s’invite dans notre imaginaire collectif en proposant, entre autres, de fugaces visions de tableaux (Courbet, Hammershoï) comme autant de flashs inconscients.