De Parsifal, les commentateurs relèvent l’ambivalence qui, selon les chefs d’orchestre, fait du « festival scénique sacré » de Richard Wagner un drame païen ou chrétien. D’un côté, la baguette profanatrice de Pierre Boulez, de l’autre la direction hypnotique de Hans Knappertsbusch. Une différence de vision qui joue aussi sur la durée de l’exécution, le minutage entre deux interprétations peut varier de plus d’une heure. Au Vlaamse Opera, Daniel Inbal, en alternance avec son pere, Eliahu, s’emploie d’abord à dompter une partition gigantesque. La recherche de signification viendra après, une fois les contrastes mieux marqués afin d’être utilisés comme éléments de langage. Netteté des attaques, cohésion de l’ensemble, le Symfonisch Orkest est mis à rude épreuve par une orchestration au maillage complexe. Le tissu sonore se fait plus souvent toile que voile. D’opaque cependant, le discours s’éclaircit et, passé le premier acte, atteint sinon cette dimension épique ou religieuse qui fait de l’enchantement du Vendredi Saint un éblouissement, du moins la cohérence nécessaire à son accomplissement. Le Chœur excelle au masculin, quand les pupitres féminins et enfantins laissent davantage à désirer.
L’ambiguïté, ce terrain instable sur laquelle Parsifal pose ses fondements, caractérise également la majorité des protagonistes. Le « chaste fol » doit-il revendiquer le cousinage vocal de Lohengrin ou, celui plus viril, de Siegmund ? La question, ici, ne se pose pas. Jeffrey Dowd, qui remplace in extremis Zoran Todorovich souffrant, a déjà le mérite de sauver la représentation. Et Amfortas, baryton lyrique ou héroïque ? Là encore, on ne répondra pas. Ni la vaillance, ni la noblesse ne sont les attributs premiers de l’interprétation de Werner Van Mechelen. Son chant, suffisamment solide cependant pour rendre justice à la partition, opte en fait pour une troisième voie, celle d’une simplicité – certains diraient normalité – qui fait le baryton plus homme que roi. De Kundry, dont on dit qu’elle est à la fois Brünnhilde et Waltraute, Susan Maclean choisit le visage le moins violent. Les raucités du rôle, les rires sauvages sont évités ; les noirceurs du premier acte, les éclats du deuxième ne sont pas mieux appropriés à ce mezzo-soprano court d’ambitus. Mais que la pécheresse devienne enchanteresse et le personnage soudain s’impose. Le velours du timbre se fait sensualité, certaines inflexions caressent. L’engagement parachève la métamorphose.
Les autres voix graves, elles, n’ont pas tant de dilemmes à résoudre. Passons sur Joco Huijpen, Titurel sonorisé car contraint à chanter depuis la coulisse. Mais Robert Bork est un Klingsor comme on les aime : puissant, mordant, au débit un peu haché et à l’étoffe sombre. Surtout Georg Zeppenfeld campe un Gurnemanz immense tant par la beauté de la ligne que la bonté profonde dont est pétri son chant. On a tendance à négliger, sous prétexte que sa partie est moins dramatique, celui que Wagner a pourtant doté du rôle le plus long de l’ouvrage. Le portrait habité qu’en façonne la basse allemande (déjà Gurnemanz à Lyon, Sparafucile à Dresde l’un et l’autre couverts de louanges) lui rend la première place. Seul bémol déjà relevé par Julien Marion à propos de son Pogner, la voix est presque trop salubre pour rendre plausible le grand âge qu’est censé avoir le Chevalier du Graal.
Dans le programme, Tatjana Gürbaca explique sa vision de l’ouvrage. A défaut de savoir lire le néerlandais, il faut se satisfaire de suppositions. Comprendre que les enfants vêtus de blanc sont des cygnes n’est pas difficile. Le sang qui coule selon les situations le long du décor unique – une toile blanche tendue en arrière-scène – parle de lui-même. Symbole du péché originel, il sert de fil rouge – c’est le cas de le dire – à la narration. Les vieilles femmes habillées en tutu dans le jardin de Klingsor, et les cuvettes remplies d’eau se veulent sans doute acte d’allégeance à Krzysztof Warlikowski. Soit. Le Graal est représenté par une femme enceinte. La Vierge Marie, seule référence religieuse à un récit qui devrait être empreint de religiosité ? Admettons. Mais pourquoi, à l’encontre du livret, priver Kundry et Amfortas de rédemption ? A défaut de pouvoir répondre, on saluera le travail sur le mouvement et l’espace : l’utilisation des choristes pour animer une action dont l’immobilisme pourrait engendrer l’ennui, sans qu’il s’agisse ici d’agitation mais bien de gestes dictés par les circonstances. Ce qui apporte la réponse à la question que pose toute représentation de Parsifal : drame lyrique ou sacré ? Là où l’interprétation musicale laissait planer le doute, Tatjana Gürbaca a tranché.
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