Le deuxième volet du festival lyonnais Justice/Injustice, ouvert brillamment par la création de Claude de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter, se poursuit avec une nouveauté qui consiste à donner tout son sens – et tout son sel – à l’expression de « space opera ». Décidément, les soirées se suivent et ne se ressemblent pas. Le chef-d’œuvre de Beethoven se trouve en effet parasité par un poème épique de science-fiction suédois dont le texte (en traduction française), d’une grande platitude, est énoncé par une voix sonorisée aux intonations aussi insipides que prétentieuses. On ne voit nullement l’intérêt d’un long préambule sur la vision futuriste bien convenue d’une terre dévastée et de la colonisation de la planète Mars où doivent être transférés des prisonniers, tandis que le vaisseau Aniara dérive dans le vide intersidéral avec à son bord les personnages du livret. C’est peu dire que cette manière d’imposer un contenu sans rapport avec le spectacle annoncé à l’affiche produit un effet irritant. Certes, on est vite fasciné par l’extraordinaire foisonnement de techniques savantes qui nous projettent dans le cosmos au moyen d’images en trois dimensions tour à tour glaçantes et poétiques, terrifiantes et enchanteresses. Magnifique spectacle visuel dû au talent du plasticien et vidéaste Gary Hill, qui se déploie dans le cadre immense de la scène. Mais où est l’opéra, ainsi perdu dans l’espace, entre Dune, Star Wars ou Battlestar Galactica ? Comme contaminé par un Alien, Fidelio devient un monstre, ni film – puisque c’est du côté du cinéma que lorgne indubitablement la créativité de Gary Hill – ni pièce de théâtre en musique, et encore moins opéra. À trop combler l’œil on en oublie l’essentiel de l’art lyrique – le chant et la musique.
Ajoutons que le programme de salle n’évoque pas ce travestissement complet de l’œuvre. C’est le texte du livret original, qui doit beaucoup à Schiller, qui est fourni – d’où un double décalage : ce qu’on lit dans le livret n’inclut pas les nombreux passages empruntés au roman de science-fiction de Harry Martinson, qui s’affichent dans l’espace virtuel conçu par le vidéaste ; et le texte des surtitres, dans l’ensemble adaptés de la traduction du livret original, ne correspond pas aux dialogues parlés qui ont été, comme souvent, modernisés, mais plus encore, dans le cas présent, mixés pour les adapter en partie au contexte nouveau de leur énonciation. Le choc entre les deux univers fait que certains dialogues frisent le ridicule. Du coup, le spectateur dérive lui aussi dans le vide intersidéral, à moins de faire partie des fans de Harry Martinson tout en connaisant aussi le livret de Fidelio, et d’acquiescer à cet improbable patchwork.
Dans ces conditions, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon a bien du mérite, sous la direction subtile de Kazushi Ono, de faire entendre avec un luxe de nuances la musique de Beethoven là où l’on attendait John Williams. L’ouverture est à la fois d’une intensité et d’une délicatesse saisissantes, tout comme l’introduction symphonique du deuxième acte. Et peut-être certains passages gagnent-ils même en puissance d’émotion dans le contraste absolu qu’ils offrent, comme le quatuor de la scène 4 de l’acte I (« Mir ist so wunderbar »), avec l’imagerie clinquante et grotesque des costumes et des gyropodes immobilisés pour l’occasion. Le reste du temps, on est préoccupé (comment tiennent-ils ? comment ça marche ?) par le fonctionnement de ces engins sur lesquels les chanteurs se déplacent avec grâce et équilibre (on est étreint par l’angoisse de les voir chuter).
Michaela Kaune est une remarquable Léonore, avec une tenue de souffle et une souplesse vocale rares, aussi à l’aise dans les aigus du deuxième acte que dans la descente de deux octaves de l’air du premier acte. Sa voix lumineuse triomphe de son accoutrement ridicule. Karen Vourc’h campe une Marzelline très amoureuse, au timbre frémissant et aux intonations passionnées, particulièrement émouvante dans le quatuor. Florestan, incarné par le gracile Nikolai Schukoff, bientôt suspendu dans les airs, semble un équilibriste plus qu’un prisonnier – seule touche poétique dans la représentation des personnages. Le cri initial (« Gott ! »), sans être d’une puissance inédite, est pétri d’humanité, tout comme l’air qui suit ; la clarté de l’émission s’allie à celle de Michaela Kaune pour le duo final, et le timbre viril affirme la présence de l’opposant politique face au sombre Pavlo Hunka, Pizarro engoncé dans son costume futuriste de méchant. Celui-ci a toutefois suffisamment d’abattage pour rendre le personnage crédible, et la puissance de ses graves s’impose sans peine. Wilhelm Schwinghammer est un Rocco plein de noblesse – même dans son air pourtant trivial sur l’or – grâce à son timbre chaleureux, à la solidité de ses graves et l’homogénéité de sa voix. Le personnage de Jaquino bénéficie de la prestance du jeune Christian Baumgärtel, ténor à la voix bien calibrée. Les Chœurs de l’Opéra de Lyon font du Finale du premier acte comme de celui du deuxième acte des moments forts de la soirée, où les voix et la musique affirment leur présence et ainsi celle du livret et de la musique du Fidelio de Beethoven, par-delà les images hypnotisantes ou divertissantes et les textes adventices. Finalement, l’opéra sort malgré tout vainqueur de sa mise « en espace », à condition de pratiquer une écoute sélective. Où l’on voit la capacité de résistance des chefs-d’œuvre.