L’hiver n’en finit pas, et en ce premier dimanche de printemps, Nantes tousse de concert. Quel plaisir que de basculer de la grisaille ambiante aux ors bruissants de la salle de théâtre ! De même que le temps morose cède le pas aux dorures, lorsque le rideau se lève, nous basculons dans une autre perspective. Le plateau nous donne l’illusion d’être allongés au sol et de contempler l’intérieur d’un palais depuis cette place incongrue. Le « plafond » qui constitue le fond de scène, montre un ciel peint, l’alignement des fenêtres bascule dans les cintres et sur le plancher. Au sol, les ouvertures sont joliment – et malignement- évoquées par trois bassins qui planteront fort à propos le jardin du Pacha.
Rien d’exotique, nous ne sommes pas au XVIIIe siècle. C’est la perspective qui se trouve renversée ici comme nos valeurs lorsque nous nous trouvons dans un pays étranger. Alfredo Arias a délaissé le décorum de l’orientalisme pour étayer la dimension initiatique du conte ; l’idée n’est pas forcement mauvaise et effectivement certaines scènes composeraient une plaisante Flûte Enchantée. On trouve le même effet de miroir entre les deux couples, l’un éclairé, l’autre plus terre à terre, matérialisé par les oppositions de costumes. Les nobles sont habillés par la styliste Adeline André avec une évidente recherche de stylisation, dans une veine d’abstraction moderniste à la Bob Wilson qui contraste avec les couleurs plaisamment acides des tenues des valets. Autre écho à Zauberflöte, les portes latérales qui se ferment comme celle d’un temple inaccessible dont Osmin serait l’irascible gardien et Selim le grand prêtre éclairé. L‘enlèvement au Sérail est un hymne à la clémence et à la fidélité, certes, et dès l’ouverture, l’on se croirait chez Racine, mais Arias pousse un peu loin la torsion de l’oeuvre vers la tragédie classique. Il coupe certaines scènes plus légères et surtout enferme Constance dans un hiératisme appuyé qui lui fait perdre en palpitante humanité. Dans les passages humoristiques, la direction d’acteur se contente trop souvent d’illustrer le texte de manière ostentatoire. Sans être franchement désagréable, la méthode déçoit car elle est facile et affaiblit inutilement le propos.
L’opéra est un art essentiellement fait de reprises, et voir de quel habits inédits s’habille une partition aimée pour y projeter à nouveau son imaginaire, fait partie des grands plaisirs du lyricomane. A ce titre, cette version de L’Enlèvement au Sérail, coproduction des Opéras de Montpellier, Liège et Angers Nantes est intéressante, malgré ces bémols.
Sascha Goetzel dirige l’Orchestre national des Pays de la Loire avec fougue et une fine sensibilité de mozartien. En dépit d’un piccolo défaillant à l’ouverture et de plusieurs attaques des violons trop basses au fil de l’oeuvre, l’orchestre parvient à plusieurs moments de pure poésie et de totale symbiose avec les chanteurs, comme là la fin du second acte. Les ensembles, en général, sont d’ailleurs particulièrement soignés et l’orchestre adopte les inflexions les plus savamment délicates pour conduire la ligne ductile du chant.
Jan Stava, benjamin de la production, campe un Osmin d’une réjouissante noirceur dans le timbre comme dans le croquis du personnage. La voix est longue et homogène, les graves tour à tour soyeux ou impérieux. La diction très convaincante y compris dans l’excellente scène de beuverie. On notera toutefois des attaques tardives, qui courent parfois après l’orchestre. Ce rôle est un talisman récurrent dans la jeune carrière de cette basse tchèque extrêmement prometteuse.
Frederic Antoun est un ténor mozartien idéal, habitué des théâtres de l’hexagone et son Belmonte a d’ailleurs quelque chose de Tamino dans sa pureté naïve. Il est un peu court de souffle sur certains graves mais l’oreille est séduite par sa présence ardente, au diapason d’un timbre éclatant et radieux.
Le Pedrillo de François Piolino doté d’une présence alerte et juvénile, est éminemment sympathique, même si on cherche en vain pourquoi la costumière lui a imposé de changer constamment de tablier au fil des scènes. Habitué du répertoire baroque, son « Im Mohrenland gefangen war » est une merveille de nuances. Il adopte dans l’ensemble une émission franche et claire tout à fait convaincante même si deux aigus décrochent au cours de la représentation. Il a interprété Monostatos à l’Opéra de Paris et l’on aurait aimé l’y entendre.
Elena Gorshunova compose une vestale dont le stoïcisme confine parfois à la froideur. Est-ce à dire que la constance est une vertu ennuyeuse ? L’interprète est doté d’un timbre légèrement métallique, avec quelque chose de fermé, une émission un peu sage qui bride l’expression des sentiments, on sent qu’il faudrait peu de chose pour que la voix s’épanouisse totalement dans le « Ach ich liebte, war so glücklich » . En outre, l’accent russe est perceptible dans sa diction et le texte se perd par endroit. Heureusement la statue s’anime peu à peu et enfin, Constance nous touche. Le dernier duo avec Belmonte est à cet égard un moment d’une rare délicatesse où les deux interprètes et l’orchestre accèdent à une harmonie déchirante.
Face à elle, Beate Ritter tire plus facilement son épingle du jeu ; elle est autrichienne et n’a donc pas grand mérite à proposer un excellent allemand, et sa soubrette est piquante et impertinente à souhait. Le timbre pétille et ravit, l’émission est naturelle et les colorature délicieusement aériennes. Si son échange avec Osmin est fardé d’indications scéniques caricaturales, l’on se prend néanmoins au jeu tant son aisance apporte en fraicheur et en éclat.
Markus Merz mérite une mention spéciale. Tout comme Jan Stava, il faisait déjà partie de la distribution de Montpellier. On lui avait alors apparemment reproché quelques outrances, mais le comédien offre ici un Selim magnifique. Il dessine une figure à la fois d’une grande noblesse et d’une touchante fragilité. Sa scène de colère est poignante, et lorsqu’il s’effondre à la fin de l’oeuvre, terrassé par le chagrin, l’on est profondément touché par son humanité. Aimer l’autre vraiment, c’est l’aimer libre,certes, mais l’élévation de l’âme n’abolit en rien la douleur de l’abandon.
Tomber de rideau et retour dans la morosité dominicale ; en dépit de ses faiblesses, le spectacle a atteint son objectif et l’oreille et le cœur sortent réjouis de cette fable mozartienne délicieuse, hymne d’amour à la Constance et au Pardon.