Même si elle ne fait pas partie du patrimoine national comme en Angleterre, L’Importance d’être Constant est une pièce que le public français connaît bien, car il se passe rarement bien longtemps sans que le chef-d’œuvre d’Oscar Wilde soit monté sur nos scènes. Le cinéma n’y est pas non plus pour rien, car après le film de 1952, classique absolu dirigé par Anthony Asquith, une nouvelle version a vu le jour exactement un demi-siècle après, avec Rupert Everett et Colin Firth. Et même si Salomé, Une Tragédie florentine et L’Anniversaire de l’infante ont inspiré des opéras, personne n’avait encore osé s’attaquer à l’ultime pièce de Wilde, dont le succès dépasse aujourd’hui celui de toutes ses autres créations scéniques. Irlandais comme Wilde, le compositeur Gerald Barry l’a fait et, pour son cinquième opéra, il a lui-même retaillé le texte, comme Debussy l’avait fait pour Pelléas, rendant encore plus absurde certains dialogues (comme la pièce de Maeterlinck était devenue plus obscure après l’intervention du compositeur). Loin de rester une comédie de boulevard émaillée de bons mots irrésistibles, The Importance of Being Earnest devient, dans sa version opératique, une sorte de cauchemar surréaliste, Barry accentuant simplement une tendance présente dès le départ. La musique fait éclater le texte, faisant fi des conventions en matière de déclamation : les chanteurs se voient imposer un débit très rapide, saccadé, avec des mots coupés à contresens, ils ont fréquemment à descendre ou à monter note par note d’un bout à l’autre de leur tessiture sur une seule réplique, le tout avec d’indéniables effets comiques. La mélodie n’apparaît que déformée, triturée, parodiée : c’est le cas pour Auld Lang Syne, célèbre chant britannique, connu en français avec les paroles « Ce n’est qu’un au revoir », tandis que le texte de l’Hymne à la Joie est chanté, mais sur une tout autre musique que celle dont l’a accompagné Beethoven. La partition fait la part belle aux cuivres, pour un climat constamment tendu, mais sollicite aussi des effets sonores plus inattendus : les deux héroïnes parlent dans des mégaphones pour se quereller, tandis qu’on brise une quarantaine d’assiettes après chaque mot…
Le metteur en scène Sam Brown a choisi de renforcer ce surréalisme de l’œuvre, en arrachant à la pièce son masque rassurant imposé par les conventions boulevardières. Au lieu de la situer dans un décor réaliste comme c’est le plus souvent le cas, il s’appuie sur l’omniprésence de la nourriture (les fameux sandwiches au concombre, les crumpets, les muffins, les tartines beurrées… dont s’empiffrent les protagonistes) pour transporter les personnages sur un de ces « serviteurs à gâteaux » typiques de l’afternoon tea victorien. Le plancher de la scène est ainsi couvert d’un gigantesque napperon, et la tige centrale du plateau à trois étages devient un escalier en colimaçon reliant les trois niveaux. Dans ce décor unique, les costumes déplacent légèrement l’action vers les années 1920, ce qui achève de balayer toute tentative de joliesse 1900 à laquelle il serait facile de succomber. Sam Brown ne recule pas devant certains effets appuyés : renouant avec la tradition moliéresque du travesti (comme Benjamin Lazar l’a rappelé, le rôle de Madame Jourdain fut à l’origine tenu par un homme) relayée par l’opéra (voir la Cuisinière de L’Amour des trois oranges), Lady Bracknell est ici gratifiée d’une voix de basse, et la mise en scène ne lui confère qu’une féminité assez limitée, avec des moues caricaturales et une allure de cheftaine (lorsqu’on lui fait prononcer en allemand la phrase sur le menton qui se porte haut, on frôle le discours hitlérien). Et pour sa réplique-culte, « A handbag ? », à l’aune de laquelle on mesure toute actrice qui assume le personnage, la Lady Bracknell de Barry et Brown est prise de violentes nausées, à la limite de l’asphyxie.
Vocalement, la partition exige beaucoup sans jamais laisser aux chanteurs la possibilité de flatter l’oreille de l’auditeur, mais ce type de discours musical n’en remplit pas moins parfaitement son but. Le rôle qui sollicite le plus la voix est aussi le plus payant, Alan Ewing remportant un vif succès en Lady Bracknell hommasse et tyrannique. On retrouve en Algernon le dernier Pelléas vu Salle Favart, le baryton canadien Phillip Addis, très à l’aise dans le grave comme dans le falsetto. Dans cette musique souvent plus acrobatique que lyrique, il est difficile de juger des qualités de Chad Shelton, habitué de la scène nancéenne, où il fut Idomeneo ou Giasone. Le suraigu est très sollicité également pour Ida Falk Winland, qui émet sans peine ces notes, moins inhumaines toutefois que ce qu’un Thomas Adès exige d’Ariel dans The Tempest. Wendy Dawn Thompson n’est pas très compréhensible au premier acte, mais le problème n’est heureusement que passager. Quant à la doyenne de la troupe, Diana Montague, on se demande d’abord si sa voix est bien celle du rôle, qui exige des graves abyssaux qu’elle n’a pas, mais là aussi, le reste de la partition lui réussit mieux. Le chœur (masculin) est convoqué pour quelques répliques au premier acte, puis assume ensuite les phrases parlées que Barry confie aux musiciens de l’orchestre. Tito Muñoz dirige avec énergie et rigueur cette œuvre brillante, représentative d’une création contemporaine qu’il souhaite défendre. Voilà au total une œuvre qui montre qu’il est possible de concilier comique et opéra contemporain (ce que n’avait pas vraiment réussi à prouver Georges Aperghis avec Les Boulingrin), et l’on ne saurait trop louer Valérie Chevalier d’avoir décidé d’offrir à cette œuvre, créée en concert à Los Angeles en avril 2011, sa première scénique mondiale : Londres en verra en juin prochain une production différente, dans laquelle on retrouvera Alan Ewing en Lady Bracknell. Et cela prouve une fois de plus l’importance d’être nancéen.