Que Nabucco soit un manifeste, un tract lyrique lancé par un Verdi de 29 ans à la face de l’occupant autrichien, nul n’en a jamais douté. Etait-il nécessaire à Daniel Slater de transposer l’affrontement entre hébreux et assyriens pour en rappeler la volonté contestataire ? Faire des premiers des Indignés, scandant leurs slogans comme à Madrid en 2011, et des seconds les as de la finances dont l’idole païenne n’est autre que le taureau de Wall Street ; affubler les choristes du masque de V pour Vendetta (le film de James McTeigue), grimer Zaccharia en Che Guevara et, en fin d’opéra, faire troquer à Nabucco son costume trois pièces contre une toge tiers-mondiste. Pourquoi pas, à condition que le drame n’en souffre pas. « Immenso Jehovah », l’hymne religieux entonné par le chœur en fin d’opéra, tombe comme un cheveu sur ce brouet socio-économique. Passons ! Là où la mise en scène de Daniel Slater faillit, ce n’est pas dans l’exploitation jusqu’au dernier filon d’une idée de départ qui oublie la dimension religieuse de livret de Solera, mais dans le maniement embarrassé de la masse chorale – véritable protagoniste de l’opéra – et des premiers rôles, plantés sur scène comme des piquets au bord d’une route. De l’amour profond qui unit Ismaele à Fenena, de la jalousie qui ronge Abigaille, du doute qui assaille Nabucco, nous ne percevrons rien. La réflexion politique a remisé au placard les émotions qui forment pourtant le fondement du théâtre verdien en général, et de Nabucco en particulier.
Pour en retrouver le grondement sauvage, il faut descendre dans la fosse où Lanfranco Marcelletti, suivi comme un seul homme par les forces du Vlaamse Opera – chœur et orchestre –, s’emploie à galvaniser la partition, sans accorder le moindre répit à la musique de Verdi, pas même un temps d’arrêt entre les numéros afin que le public puisse applaudir. Respiration d’habitude bienvenue dans un ouvrage qui en compte peu, « Va pensiero » baigne lui aussi dans une eau trempée de sang. Cette direction indomptable n’est pas sans conséquence pour les chanteurs, contraints de privilégier l’héroïsme à la nuance. Tant que la voix est jeune et solide, le parti-pris tient la route. Ainsi, l’Abdallo de Michael J. Scott et l’Anna de Mirella Hagen qui coiffe vaillamment la prière finale d’aigus retentissants, deux rôles que l’on a rarement connu aussi prégnants. Ainsi, le Zaccaria intransigeant de Francesco Ellero d’Artegna dont les coups de boutoir d’une écriture pourtant ardue ne suffisent pas à ébranler la ligne. Ainsi le Nabucco volontaire de Dalibor Jenis, même si le guerrier l’emporte sur le père, même si les accents despotiques, proférés d’une voix de bronze, prennent l’avantage sur les affres d’un roi déchu qui ne s’embarrasse pas de psychologie.
Mais, que la technique soit moins assise ou que la fatigue se fasse sentir et le résultat s’avère moins convaincant. Ainsi Marija Jokovic dont la Fenena, plus que méritante au demeurant, abrège l’aigu de sa prière, une seule note, ce La suspendu sur le mot « ciel » mais qui est l’indispensable cerise sur le gâteau d’un rôle plutôt négligé par ailleurs ; ainsi Mikail Agafonov qui brutalise Ismaele au point d’en oublier les plus élémentaires égards dus à la justesse.
Plusieurs pieds au-dessus de la mêlée se place, souveraine, l’Abigaille de Iano Tamar. Là où ses partenaires, tout à l’interprétation furieuse de leur partition, en négligent les aspects les plus sensibles, la soprano épouse chaque contour d’un rôle à l’écriture inhumaine. L’amertume n’en est pas plus absente que les accents vengeurs. Aucune note n’est omise, graves et aigus, les premiers plus que les seconds projetés sans l’ombre d’une hésitation par une voix qui n’admet pas de réplique. Derrière certains traits belcantistes, dont un trille habilement maîtrisé, transparaît celle qui fut Semiramide il y a plus de 20 ans à Pesaro. Le timbre ne semble pas altéré outre-mesure par les tensions auxquelles le soumettent les écarts de registre. Cette Abigaille est d’autant plus redoutable qu’elle est capable de séduction. Pour preuve, un «Su me… morente » débarrassé de toute acrimonie, qui engendre ce que les indignations de Daniel Slater n’ont pu susciter : le frisson.