Il y a trois ans, Günter Krämer commettait avec La Walkyrie le pire volet de son Ring : le propos y paraissait plus décousu que dans les autres journées, l’esthétique, plus hétéroclite encore, et plus fallacieux, plus faciles et plus faibles, les procédés qui se voulaient audacieux. On nous l’annonçait abondamment remaniée, on l’aurait rêvée totalement transformée.
Ne reste certes pas en 2013 tout ce qui irritait en 2010. Comme pour L’Or du Rhin il y a quelques semaines, Krämer a instillé, dans son théâtre où tout se souligne, se surligne et s’encadre en caractères gras, une dose bienvenue d’épure. A l’acte I sont davantage évacués les figurants qui empêchaient de rendre tout à fait lisible l’intrigue qui se noue, et l’histoire qui démarre. Au II et au III ont été supprimés certains des baissers de rideau par lesquels Krämer s’interdisait de donner au drame un semblant de continuité. Les pommes, les guerriers dénudés aux portes du Walhalla, le colossal « GERMANIA » qui, sous l’effet de la colère de Wotan, se transforme en « MANIA », restent des trouvailles qui ne contribuent pas à la cohérence du spectacle, mais au moins ne font-elles plus obstacle à sa lisibilité.
Ce faisant les personnages, plus présents aux yeux du spectateur, s’affirment mieux – et rencontrent souvent, en ce soir de première, des protagonistes qui les incarnent avec force. Siegmund et Sieglinde par exemple, moins prisonniers d’une destinée fatale que baroudeurs prêts à se lancer dans une torride aventure dont les péripéties importent bien plus que l’issue, sont assez inoubliables, parce qu’à cet homme de défis Stuart Skelton, immense, apporte la vaillance de son timbre, la fermeté de ses aigus volontaires, le puissant impact de sa projection, parce qu’à cette femme blessée Martina Serafin donne l’éloquence de son phrasé et la pleine maturité de sa voix généreuse (aux aigus parfois trop hauts, tant pis). Ils ont face à eux l’étonnant Hunding de Günther Groissböck, silhouette nerveuse et émaciée de délinquant impulsif à cent lieues scéniquement des vieillards hirsutes imposés par la tradition, vocalement pas avare de graves, ni de profondeur, ni de legato.
La Walkyrie, me direz-vous, c’est Brünnhilde : Alwyn Mellor fait dans ce rôle ses premiers pas sur la scène de l’Opéra-Bastille, et pour toutes les représentations, à cause du forfait de Janice Baird. A la soprano britannique ne manquent ni la technique ni la solidité : la verticalité de ses « cris de guerre » ne lui posent pas plus de souci que l’horizontalité de sa confrontation à Siegmund. Ne lui manque pas non plus la juvénilité presque naïve qu’on oublie trop souvent d’accoler à un personnage de presque adolescente. Ce qui manque ? Un instrument plus séduisant, moins métallique, mieux timbré, qui donnerait à cette belle wagnérienne ce qui signale les plus grandes. De même qu’un peu plus de chaleur dans la voix et qu’un autre sens du mot rendraient franchement magnifique le très bon Wotan d’Egils Silins, que la longueur de son rôle ne fait pâlir à aucun moment. Pâlit seule Sophie Koch, véhémente pourtant, mais plus à l’aise dans la Fricka du prologue que dans celle de cette première journée, qui demande un autre volume, et des graves moins sourds.
L’orchestre lui ne pâlit surtout pas, que le public gratifie d’une standing ovation. Les cordes, il est vrai, déroulent à des cuivres presque impeccables un tapis moelleux. Les musiciens de l’Opéra maîtrisent bien leur Ring, c’est évident, ce dont Philippe Jordan doit être remercié. Mais au chef échappent toujours les arêtes du drame, ses tensions, ses emportements passionnés, tout ce premier degré en somme, qui seul donne sa pleine mesure à l’étrange décorum wagnérien. Tout ce qui ne peut être atteint en ne cherchant, avec une superbe hauteur de vue, qu’à ciseler des sonorités enchanteresses. Que d’élégance corsetée, où il faudrait des peaux de bête, des couteaux ensanglantés qui sèchent près de l’âtre, et des cornes d’auroch remplies de cervoise fraîche. Puissent les murmures de la forêt, le mois prochain, regorger d’autres mystères…
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