Proust l’a dit il y a plus d’un siècle, il est erroné d’expliquer l’œuvre d’un artiste par sa biographie. Mais comment, quand on entend L’enlèvement au sérail, ne pas relier le dynamisme et la jubilation de la musique aux événements heureux de la vie de Mozart au moment de la composition ? Ce souverain qui renonce à la vengeance et délivre ceux qu’il tenait en servitude n’est-il pas un anti-Colloredo ? Cette Constance irréprochablement fidèle ne blanchit-elle pas Constance Weber des calomnies auxquelles Léopold prête l’oreille ? Pourtant ces correspondances ne sont pas l’essentiel, qu’on trouve dans le final : le bonheur des hommes, petits ou grands, dépend de leur magnanimité, c’est-à-dire de leur volonté de pratiquer le pardon des offenses et de rendre le bien pour le mal. Compatible avec le christianisme comme avec le rationalisme le message est d’abord émis par un renégat converti à l’Islam, avant d’être repris en chœur. De quoi donner au spectateur, aujourd’hui comme à la création, un beau motif de méditation !
De cette conclusion pleine d’espoir pour l’humanité si elle se conforme à cette règle, que reste-t-il à la fin de ce spectacle ? Si la dernière image est la plus signifiante, pas grand-chose : le pacha, en s’écroulant après le départ des prisonniers qu’il a libérés semble brisé par sa décision, et peut-être en proie à d’amers regrets. Cette option est peut-être conforme au réalisme psychologique mais elle semble réduire à un mensonge la valeur de la vertu comme accès au bonheur. Ainsi une fois de plus les artisans de la représentation se soucient moins de mettre en lumière la matière de l’œuvre que l’interprétation qu’ils en font. En rendant aux prisonniers leur liberté de mouvement et de sentiment, le pacha s’élève, se sublime. Son effondrement suggère tout le contraire. C’est toute la production, au demeurant, qui se développe comme indépendamment de l’œuvre, dont elle élague considérablement les dialogues, et avec eux le comique, et qu’elle contraint par un dispositif scénique et des décors singuliers. Le maître mot semble l’esthétisme à tout crin, à commencer par le décor signé Roberto Platé, des transparents qui représentent une mer en furie, puis l’image d’un grand cadre doré, jusqu’à l’espace scénique montrant une cour intérieure garnie de bassins, surplombée de balcons latéraux, occupée en fond par un immense cadre doré réplique de l’image, le tout sous un ciel-de-scène où s’ouvrent des portes fenêtres factices. Les lumières de Jacques Rouveyrollis, quand elles ne cernent pas d’un projecteur les personnages, comme au music-hall, peuvent embraser l’espace, peut-être à l’unisson avec l’exaltation des personnages. Adeline André habille les personnages de façon peu inspirée ; par bonheur le couvre-chef de Belmonte disparaît vite, comme son couvre-épaules ; restent les trois tabliers de couleur de Pedrillo, les crispins de l’uniforme d’Osmin, le complet anonyme du Pacha et la tunique si disgracieuse de Constance, heureusement dissimulée après l’entracte sous un fluide manteau lacé. Seule Blondchen se distingue en rappelant la tenue de Pippi Longues Jambes. Alfredo Arias fait évoluer les personnages souvent sur le promenoir constitué par la base du cadre de bois qui enserre l’ouverture scénique, ou en bordure de la fosse, devant le rideau rouge ; l’exigüité les contraint alors à des déplacements exclusivement latéraux, et ce qu’on voit s’apparente aux spectacles de revue, en particulier l’affrontement Osmin-Pedrillo. Cela nuit à la diversité des effets comiques, qui sont parfois cherchés (scène Osmin-Blondchen) sans se soucier de la logique dramatique. Quand les transparents relevés libèrent l’espace scénique, la liberté de mouvement est réduite là aussi par la présence des trois bassins, et les évolutions sont lentes, géométriques, quand elles ne se veulent pas mystérieuses (cf. la marche lente de Constance invisible sous sa mante à capuche). Quant aux scènes comiques coupées – le quiproquo du troisième acte – leur absence modifie le climat de l’œuvre. Est-il nécessaire de préciser que le dynamisme en souffre ? L’œil est comblé mais voit-on L’enlèvement au sérail ? Les notes reproduites dans le programme, où Alfredo Arias cite René de Ceccaty et abondamment Marguerite Duras, n’en persuadent pas.
A l’épreuve d’un ouvrage éprouvant pour au moins quatre voix – les deux soprani, le premier ténor et la basse – de jeunes chanteurs qui font certainement de leur mieux mais qui n’ont pas tous les moyens de leurs rôles. Jeff Martin, qui s’acquitte honorablement de l’air du bravache et de la romance au troisième acte, est un Pedrillo sans grand relief. Pour sa Blondchen, Trine Wilsberg Lund, on aimerait trouver l’exact équivalent de l’italien stridulina où le diminutif atténue charitablement la stridence du radical, car c’est bien cette dominante qui reste dans l’oreille malgré un niveau technique respectable. Jan Stava flotte dans les habits d’Osmin ; pas au sens propre – même si on ne cessera de s’étonner que les ressources des postiches soient de moins en moins utilisées pour modifier l’apparence des chanteurs – mais s’il a (tout juste) les notes du rôle il lui manque du poids, de la projection et des couleurs. Wesley Rogers impressionne dans son air d’entrée par la solidité et l’étendue de sa voix, en rien un ténor di grazia ; mais il tend à appuyer et la voix y perd de la souplesse ; au troisième acte l’air merveilleux mais qui exige tant de souplesse et d’agilité le pousse dans ses retranchements. Cornelia Götz enfin remplace Malin Hartelius annoncée en début de saison. Les exigences du rôle de Constance sont telles qu’on serait tenté de lui délivrer un satisfecit de plein droit ; à quelques nuances près, de couleurs justement et d’agilité, on le lui accordera. Est-il étonnant que les ensembles donnent de belles satisfactions ? Les difficultés individuelles y sont moins âpres, et une bonne préparation fait le reste. Le quatuor de la fin du deuxième acte était un délice. Le chef Balazs Kocsar, qui entre dans ses cinquante ans, aime manifestement Mozart. Il obtient dans l’ouverture une légèreté des cordes qui captive, et les contrastes qu’il a choisis diffusent une énergie prenante. Malheureusement des décalages, même brefs, quelques approximations chez les cuivres et une brutalité dans les chœurs qui célèbrent le pacha – même si les chanteurs sont des janissaires, la tonalité n’est pas guerrière mais festive – terniront le plaisir, comme par instants la sécheresse de l’acoustique même si la direction, attentive à soutenir le lyrisme et à bannir le tapage – malgré l’orchestre alla turca – est bien celle d’un vrai chef d’opéra. Saluons pour finir l’interprétation de Markus Merz, dans le rôle parlé du Pacha, dont la tenue banale n’ajoute rien à son charisme. Aux saluts, succès pour le plateau et la fosse.
Dans la production précédente, en 1998, Selim s’abîmait en prières après le départ des Européens, tandis que les janissaires, ceints du ruban vert des gardiens de la révolution iranienne, entonnaient le chœur final. Une relecture chasse l’autre. Vaut-elle mieux ? L’histoire de l’alchimie le dit pourtant assez clairement : la réduction de la matière n’a jamais produit d’or.