C’est la troisième fois depuis 1998 que l’Opéra de Paris propose cette production de L’Enfant et les Sortilèges et du Nain, le couplage Zemlinsky/Ravel ayant aussi été pratiqué en divers endroits, notamment à l’Opéra de Lyon en mai dernier. En faisant appel à Richard Jones et Antony McDonald, Hugues Gall savait qu’il s’exposait à un relookage des oeuvres, mais l’expérience fut jugée assez positive pour que les deux compères soient ensuite chargés de la Juliette de Martinu en 2002, production que l’English National Opera programmait cet automne. Les deux Britanniques, qui assurent non seulement la mise en scène mais aussi tout l’aspect visuel de leurs spectacles, n’y sont pas allés de main morte. Der Zwerg devient ainsi une oeuvre « amusante », ce que Zemlinsky n’avait peut-être pas prévu. Avec en fond de décor une très suggestive forêt d’asperges géantes, cette cour espagnole se peuple d’écolières en jupette plissée qui pouffent et gloussent lorsqu’elles se déguisent en ersatz de ménines à la Velasquez en enfilant des paniers qu’aurait pu peindre Matisse. Le héros est ici une marionnette manipulée par le chanteur lui-même, ce qui crée une certaine distanciation et prive sans doute le drame d’une partie de son impact. Pour assurer le lien avec L’Enfant et les sortilèges , un rideau de scène nous montre le trio Oscar Wilde/Zemlinsky/Alma Mahler, face à Colette, Ravel et sa mère. Autre point commun, mais qui reste très discret, Ghita du Nain et Maman de L’Enfant portent le même tailleur 1910, comme pour souligner que les deux personnages incarnent une certaine féminité maternelle. Pour la deuxième moitié du spectacle, une succession de tableaux souligne le côté « revue » de toute la partie située dans la maison – « N’est-ce pas, c’est amusant ? » disait Ravel – tandis que le jardin montre le plateau nu, les arbres devenant des poilus revenus des tranchées ; le Rossignol est une religieuse en cornette qui vient bander le bras d’un blessé, ce qui rend un peu absurde la fin, quand les animaux déclarent ne pas savoir « panser la plaie » comme l’a fait l’Enfant.
Succédant à ses compatriotes David Kuebler en 1998 et Robert Brubaker en 2001, Charles Workman a remporté un vif succès auprès du public de la première, alors que sa prestation laisse pour le moins dubitatif. Déjà, dans L’Amour des trois oranges à Bastille en juin dernier, on avait pu relever quelques accidents de parcours, qui se multiplient cette fois dans le rôle, certes très exigeant, du Nain. Le ténor américain possède un timbre étrange, qui pourrait fort bien se prêter à ce personnage hors normes, mais sa technique très particulière ne lui permet pas toujours de lier les notes entre elles, et la voix s’étrangle à plusieurs reprises. Espérons que ce n’est là qu’une méforme passagère. Seule autre voix masculine, Vincent Le Texier campe une imposante silhouette de majordome guindé, dans une tessiture qui ne lui pose aucun problème, sauf peut-être dans l’extrême grave qu’on pourrait souhaiter plus sonore. Alors que le rôle avait jusqu’ici été confié à des sopranos, à Paris du moins, Béatrice Uria-Monzon se révèle elle aussi parfaitement à sa place en Ghita, qui ne sollicite pas trop ses aigus, et où elle peut composer un personnage émouvant, le seul véritablement humain de cette histoire. L’infante n’est en effet qu’une gamine détestable, qui se plaint à la fin que son nouveau jouet soit déjà cassé : habituée à des emplois autrement plus lourds, Nicola Beller Carbone ne fait qu’une bouchée de cette Donna Clara, qui semble beaucoup l’amuser et dont elle vient à bout sans peine. La partition ne la ménage pas plus que Salomé, un de ses grands rôles, mais elle y chante bien moins longtemps.
On pourrait regretter qu’aucune de ces têtes d’affiche ne soit présente dans L’Enfant et les sortilèges, les seuls interprètes communs aux deux œuvres étant Mélody Louledjian (on aurait aimé une soprano aux vocalises plus implacables dans le rôle du Feu) et Diana Axentii, excellente dans ses deux interventions, en Chatte-fille à matelots comme en Ecureuil-Aviateur. Vincent Le Texier ne tient pas les rôles de basse chez Ravel, mais François Lis le vaut bien, avec un magnifique Fauteuil. Amel Brahim-Djelloul donne une jolie leçon de style en princesse, même si la mise en scène impose un gag qui perturbe un peu ce moment de poésie (sans parler du bruyant changement de décor derrière le rideau). François Piolino est aussi réjouissant en Théière qu’en Rainette, mais son Arithmétique manque de mordant, et son falsetto est peu sonore. Gaëlle Méchaly, enfin, paraît d’abord chanter un peu trop un rôle qui ne demande pas forcément qu’on y mette autant de voix, mais après le duo avec la Princesse, l’Enfant n’a plus guère que quelques phrases, et surtout le mot de la fin, ce « Maman » qu’il soupire avec abandon. Paul Daniel reprend la direction, après James Conlon, grand défenseur de Zemlinsky, qui avait assuré la création du spectacle et sa première reprise. Il fait bien sonner l’orchestre, notamment dans certains détails qu’on ne remarque pas toujours (la fin du duo des chats devient franchement orgasmique), mais il laisse parfois chanter le chœur un peu trop fort, là où l’on attendrait plus de douceur, pour les Pastoureaux comme pour le grand final des animaux.