Dans le brouhaha des réactions suscitées par la mort de Teresa Berganza, reprendre le livre qu’Olivier Bellamy lui consacrait en 2013, fruit de discussions ininterrompues qui donnent à saisir la personnalité d’une des plus grandes figures de l’art lyrique du 20e siècle. « Teresa était toujours pleine de vie, de chaleur, d’enthousiasme… ». D’une oreille amoureuse, l’auteur contemple la cantatrice espagnole fouler d’un pas léger, avec « émotion, spontanéité, humour », les chemins de sa vie et de sa carrière. Classés par thème – l’enfance, les chefs d’orchestre, Carmen, l’amour, Maria Callas, la mise en scène, la famille, la haute-couture… –, les propos de la « divine impatiente » fidèlement retranscrits retracent son parcours mieux que n’importe quelle notice Wikipedia.
« Divine impatiente », il faut chercher l’origine de ce surnom dans la femme plus que l’artiste. Née le 16 mars 1933 à Madrid d’une mère empreinte de bon sens bourgeois et d’un père épris de culture, elle était devenue un peu par hasard l’élève de Lola Rodríguez Aragón (1910-1984) qui avait choisi de flatter sa « couleur naturelle de mezzo » plutôt que de la tirer vers les rôles de soprano lyrique, ce que son registre suraigu – jusqu’au mi bémol – autorisait largement. Dotée de deux anges gardiens, « Rossini pour la technique, l’agilité et Mozart pour le style, l’âme » et surtout d’une personnalité hors du commun, Teresa Berganza s’impose rapidement comme « la mezzo-soprano du siècle ». Aix-en-Provence d’abord, en 1957, (Gabriel Dussurget en l’auditionnant s’exclame « Mais c’est la voix de la Malibran ! »), puis Milan et Buenos Aires – ses deux théâtres fétiches –, New York, Londres, Vienne, Paris… Les plus grandes maisons d’opéra du monde acclament ses Dorabella, Cherubino, Rosina, Cenerentola… Joseph Losey lui demande d’être Zerlina sur grand écran quand il entreprend de filmer Don Giovanni. Maria Callas la supplie de chanter Adalgisa aux côtés de sa Norma. Riccardo Muti, à genoux devant elle, trouve qu’elle est l’incarnation de Mozart. Après une première rencontre orageuse, Karajan succombe à son tour.
Mère de trois enfants, grand-mère dont le pire moment de l’existence fut la maladie de sa petite-fille Sofia, épouse au pluriel, amante gourmande, amie désintéressée, la passion l’anime mais la raison la guide. Des choix artistiques judicieux préservent une quarantaine d’années durant la beauté du chant, apollinien par le culte solaire rendu à la musique et par l’absence d’artifices. Carmen – « du siècle » d’après Karajan – sera la seule limite qu’elle s’autorisera à dépasser. Le monde lyrique, émerveillé, réalise alors que la plus célèbre gitane du répertoire peut dégager une sensualité torride sans céder aux sirènes de la vulgarité.
Ces quelques considérations empruntées à la découverte en compagnie d’Olivier Bellamy d’un « Monde habité par le chant » suffisent-elles à déchiffrer une légende dont le disque aujourd’hui perpétue le témoignage ? A défaut, écouter de nouveau quelques-unes des intégrales qui se doivent de figurer dans toute discothèque : Le Barbier de Séville et La Cenerentola dirigés par Claudio Abbado, premiers jalons d’une renaissance rossinienne qui ne dépassa pas le cap semiserio (à juste titre tant cette voix, si exceptionnelle soit-elle, nous semble en raison de sa tempérance, éloignée des territoires balisés par Isabella Colbran, la muse – et l’épouse – de Rossini), Carmen évidemment (Abbado encore), Mozart chaque fois que possible et, moins attendu mais tout aussi remarquable, Don Quichotte de Massenet. Entre autres trésors prodigués par une diva que l’on veut qualifier de solitaire, puisque d’après Barbey d’Aurevilly, il s’agit du plus bel hommage que l’on puisse rendre à un diamant.