Conseil à ceux qui n’ont pas encore vu ce Samson et Dalila représenté à Genève jusqu’au 21 novembre : lisez Acto. Dans le magazine du Grand-Théâtre, Patrick Kinmonth, le metteur en scène, donne les clés de sa démarche : « Je trouve intéressant de travailler de manière plus radicale avec des opéras qui font désormais partie de notre culture générale, comme La Traviata, où l’on peut partir du principe que presque tout le monde […] connait déjà l‘histoire. C’est le cas de Samson et Dalila et je crois donc licite de prendre de grandes libertés dans la narration parce que la dynamique qui se met en jeu entre le mythe et ce qui se passe sur scène fait partie du plaisir de la soirée ». A découvrir cette transposition de l’ouvrage biblique de Saint-Saëns à l’époque de sa composition – les années 1870 -, on serait tenté de lui donner raison. Parce que d’abord le résultat est visuellement abouti. Une toile d’Alphonse-Marie de Neuville exposée au Musée d’Orsay et reproduite dans le programme, Le cimetière de Saint-Privat le 18 aout 1870, sert de référence picturale mais pas seulement. Les robes portées par Dalila et ses consœurs évoquent celles des élégantes de Caillebotte arpentant le pavé parisien ou des jeunes filles de Renoir dansant à la campagne. Il faut dire qu’avant d’aborder la mise en scène d’opéra, Patrick Kinmonth s’est fait connaître par ses créations de costumes et de décors. Au-delà du prétexte esthétique qui voudrait que le contexte politique de l’époque – la guerre franco-prussienne – ait obligatoirement influencé Saint-Saëns, la scénographie s’accompagne d’une véritable pensée théâtrale. Il ne suffit pas d’établir une correspondance entre le peuple français assiégé par les prussiens et les hébreux opprimés par les philistins pour donner du sens à un parti-pris, il faut l’accompagner d’une réflexion sur les caractères des personnages et la nature de leur relation. Sur scène, le jeu des attitudes prouve que Patrick Kinmonth a poussé loin son raisonnement, même s’il n’est pas toujours évident d’en comprendre les ressorts. L’utilisation virtuose d’un décor de gare, avec ses wagons et ses voies ferrées, ne pose pas question dans le cadre de cette guerre de 1870 qui fut la première à utiliser des chemins de fer pour déplacer les troupes. Mais aurions-nous saisi l’allusion à la Shoah à la fin de l’opéra si nous n’avions pas épluché la documentation ? Encore moins évident, aurions-nous établi la correspondance symbolique entre l’écran blanc suspendu dans les cintres et « la présence ineffable, insondable, irreprésentable » de Dieu ? Telles sont les limites d’un système qui fonctionne sinon en congruence avec la partition, et auquel les chanteurs semblent se plier sans contrainte.
A commencer par Aleksandrs Antonenko (Samson) et Malgorzata Walewska (Dalila). Les deux protagonistes du drame, ont le profil vocal de leur rôle. Lui, fort ténor à la voix inébranlable mais capable de douceur et de nuances (la scène de la meule et le duo d’amour). Elle, mezzo-soprano capiteux qui utilise les écarts de registre comme arguments dramatiques : à l’élégie, les sons de tête, caressant et voluptueux (« printemps qui commence », « mon cœur s’ouvre à ta voix ») ; à la colère, les effets de poitrine destinés à révéler le vrai visage de la séductrice (« amour, viens aider ma vengeance »). L’un et l’autre scéniquement à l’aise dans leurs costumes viscontiens et gigantesques par l’impression de puissance qui se dégage de leur chant. Seule ombre, mais de taille, au tableau, ne parlant pas français, ils ont appris leur texte phonétiquement. Cela s’entend parfois – quelques syllabes déformés ou écorchés, quelques liaisons oubliées ou au contraire malvenues – mais pas autant qu’on aurait pu le redouter. Cela surtout se perçoit à travers des intentions qui sont placées au niveau de la phrase et non du mot. Il suffit qu’Alain Vernhes entre en jeu pour faire la différence. A l’heure de ses adieux à la scène, ce Grand Prêtre de Dagon mémorable ne possède plus l’ampleur et l’aisance qui lui aurait permis autrefois de rivaliser sans crainte avec une Dalila et une Samson d’acier, mais il a gardé intact la clarté de l’articulation, cet art de la diction qui l’affilie à d’autres barytons français glorieux : Bacquier, Fondary, Blanc…
La qualité de la prononciation, on la retrouve, dans une moindre mesure compte tenu de la brièveté de leur rôle, chez Jean Teitgen (Abimelech) et Remi Garin (premier philistin). Les chœurs, qui occupent une place prépondérante dans l’œuvre, ne sont eux pas toujours idiomatiques mais leur cohérence sonore fait oublier la difficulté que l’on peut avoir à les comprendre. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, ce grand défenseur de la musique française qu’est Michel Plasson propose une direction concentrée qui tire l’ouvrage vers l’oratorio plus que vers l’opéra, éternel débat dès qu’il s’agit de Samson et Dalila. Une telle lecture dépourvue d’emphase pourra sembler parfois trop mesurée. Elle témoigne de l’expérience, d’une forme de sagesse où compte moins le vertige des passions que la spiritualité et l’harmonie intérieure.Une approche qui se situe quelque part à l’opposé de la liberté de narration revendiquée par Patrick Kinmonth dans Acto. Est-ce un hasard ?