Unique opéra de Béla Bartok, représenté pour la première fois à Budapest le 24 mai 1918, Le château de Barbe-Bleue explore un argument qui doit moins à Perrault qu’à Maeterlinck. Tout est symbole dans ce drame psychanalytique où le conte de fée devient prétexte à décortiquer les mécanismes de la communion amoureuse. Qui est l’autre ? Quelle est la part de mystère nécessaire au couple ? Jusqu’où faut-il pousser la quête de l’identité de son partenaire ?
Pour répondre à ces questions, elle et lui, une femme et un homme, face à face une heure durant.
Lui c’est Matthias Goerne, liedersanger et baryton. Deux dénominations qui caractérisent son interprétation de Barbe-Bleue. Primo, le souci de la composition et de l’évolution psychologique de son personnage – de l’amant mystérieux à l’homme blessé – et aussi l’attention permanente au mot, à la musique de la langue dans ses frottements de consonnes et ses voyelles mouillées. Secondo, une voix relativement claire avec des graves peu imposants, par comparaison aux basses qui se sont souvent approprié le rôle. A cette tessiture, s’ajoute une douceur naturelle, le volume plus confidentiel de celui qui aime murmurer à l’oreille du public et, dans la silhouette, une gaucherie qui contribue à dessiner un héros vulnérable. Plus de détresse que d’orgueil. Moins de noblesse que de sensibilité. Du feutre gris là où souvent le velours noir tient lieu d’étoffe. Le colosse, introverti, les bras le long du corps comme un Playmobil, a ici des pieds d’argile.
Elle, c’est Elena Zhidkova, aussi mouvante dans l’expression que Goerne semble statufié. Les yeux, le geste contribuent d’ailleurs autant que le chant à la personnification, à cette impression rare d’avoir face à soi le personnage incarné. Dieu, que Judith est belle, avec dans la voix une audace qui autorise tous les extrêmes, sonore dans le grave, éclatante dans l’aigu jusqu’au contre-ut de la cinquième porte que l’on aimerait tenu plus longtemps afin qu’il remplisse pleinement sa mission cathartique. La violence du verbe évoque Kundry, un autre fer de lance de la mezzo-soprano russe. De la lave, une passion qui est celle du désespoir et derrière laquelle pointe, comme l’os sous la chair, une humanité poignante.
Un homme, une femme donc et un orchestre qui est le véritable protagoniste du drame. Ce soir, l’Orchestre de Paris, rompu à un œuvre qu’il a interprétée maintes fois sous la direction des plus grands : Antal Dorati (avec le couple mythique formé par Julia Varady et Dietrich Fisher-Dieskau), Peter Eötvös, Pierre Boulez et Sir Georg Solti à qui ce concert veut rendre hommage pour le centième anniversaire de sa naissance. Christoph von Dohnànyi s’inscrit dans cette royale lignée. Les pieds vissés au sol, le geste court mais non moins efficace, il émane de sa personne une force communicative qui fait les instruments jouets dans la main d’un dieu. La diversité des climats et leur poésie passent après le drame, le clapotis saumâtre des larmes après le cliquetis des armes, après le crissement horrifique de la salle de torture et après le formidable crescendo final qui renvoie de la partition l’image d’un volcan en éruption ou, pour reprendre les mots de Kodaly, d’un « geyser musical de 60 minutes ».
Version recommandée :
Bartók: Bluebeard’s Castle | Béla Bartok par Interprètes Divers