Il y a des spectacles dont la reprise se justifie pleinement, lorsqu’ils témoignent d’une parfaite adéquation entre l’œuvre et l’équipe chargée de la porter à la scène. Associer Olivier Py au Rake’s Progress apparaît rétrospectivement comme une évidence, tant l’opéra de Stravinsky est plein de thèmes et de problématiques chers au nouveau directeur du Festival d’Avignon : le péché et la grâce, la pureté et la corruption, le sexe et la mort. Et la tension entre ces notions se matérialisent à travers l’opposition entre les droites et les courbes, entre un décor implacablement noir et rectiligne (on comprend qu’une toile de Soulages soit reproduite dans le programme) et les éléments lumineux et circulaires qui viennent l’animer, entre d’une part le quadrillage systématique des horizontales et des verticales, et d’autre part les cercles des ventilateurs qui soulèvent les rideaux de la première scène, l’immense rond de néons qui constitue le fond du décor, ou la « machine » et ses petites sœurs qui descendent des cintres à la fin du deuxième acte. Occasion supplémentaire de saluer le travail toujours inventif de son collaborateur attitré, Pierre-André Weitz. Ce cercle, c’est aussi celui que décrit le héros, parti de rien et redevenu rien au terme de sa trajectoire fulgurante. Certes, Olivier Py est parfois prévisible, et d’un spectacle à l’autre, certains éléments récurrents s’alignent inexorablement comme les décimales de Pi : le lit – présent du début à la fin, pour souligner la circularité du Progress –, les filles coiffées à la Louise Brooks, en guêpières ou aux seins nus – mais la scène au bordel de Mother Goose s’y prête particulièrement –, le nain et les danseuses à truc en plumes, ici ô combien justifiés par le magnifique hommage au music-hall que devient l’apparition de Baba la Turque (même la musique de Stravinsky, avec son solo de trompette, semble un instant se rapprocher des Forains de Sauguet). Loin d’être plaquées, on l’aura compris, toutes ces images participent ici d’une esthétique cohérente qui, si elle n’a guère de rapports avec la série de peintures de Hogarth auquel l’opéra doit son titre, n’en correspond pas moins à merveille à ce que The Rake’s Progress a à nous dire.
Par ailleurs, cette production en 2008 nous revient avec une distribution entièrement renouvelée. Même le chef a changé : Jeffrey Tate a un répertoire tellement large qu’il est bien entendu à son aise dans cette partition tissée de références au passé tout en étant d’une modernité totale. Du cast initial ne reviennent qu’Ugo Rabec dans le rôle brévissime du gardien de l’asile, et surtout Jane Henschel en Baba : les graves restent très sonores, mais le reste de la tessiture semble donner des signes de fatigue, passagère, on l’espère, pour une interprète qui doit prochainement aborder Ortrud en Allemagne. Le vibrato est assez prononcé chez son compatriote Scott Wilde, dont le Trulove sonne peut-être un peu plus barbon qu’il n’est nécessaire. Ursula Hesse von den Steinen n’a vraiment pas grand-chose à chanter en Mother Goose, personnage pour lequel sa plastique impeccable la sert sans doute au moins autant que sa voix. Kim Begley, qu’on a vu et qu’on reverra en Loge à l’Opéra de Paris, est un Sellem de luxe : même s’il n’en est plus à chanter Parsifal comme au temps de sa gloire, le ténor britannique possède encore une voix infiniment plus saine et sonore que celle de bien des titulaires du rôle. Servilia à Garnier en 2005, Susanna à Bastille en 2010, Ekaterina Siurina endosse le costume d’Anne Trulove qui fut créé par LA mozartienne de sa génération ; ce n’est pas ici une jouvencelle timide, mais une jeune femme qui a connu bibliquement Tom Rakewell, au point qu’elle apparaît ensuite enceinte, puis mère d’un petit garçon. La sensualité du timbre de la soprano russe convient idéalement à cette conception du personnage. Terrifiant Claggart de Billy Budd en 2001 et 2010 à Bastille, Gidon Saks est habitué aux rôles diaboliques (il était Gaspard dans le Freischutz berliozien de l’Opéra-Comique), et on admire la manière dont il parvient à discipliner son énorme voix pour la plier à ce corset dans lequel Stravinsky disait avoir sanglé sa musique. Seul Charles Castronovo s’avère un rien moins convaincant, non à cause de son style ou de sa diction, mais parce que son timbre paraît quelque peu avare de couleurs, et on se demande bien à quoi ressemblera le Duc de Mantoue qu’il sera l’été prochain dans le Rigoletto d’Aix-en-Provence. Grief finalement mineur en regard de l’immense qualité du spectacle présenté par notre opéra national.