Inutile d’exhiber les références : si ce Don Giovanni représenté à Bastia les 28 et 29 septembre séduit, c’est par son insularité, par le fait que détaché du continent musical, il vogue, seul, au milieu d’une mer d’opiniâtreté qui permet à l’Ensemble Instrumental de Corse de proposer une fois tous les deux ans une nouvelle production lyrique. L’aventure a débuté en 2008 avec Cosi fan tutte, s’est poursuivie en 2010 avec La Cambiale del matrimonio ; elle perdure aujourd’hui avec le chef d’œuvre de Mozart dans une version réduite à 30 musiciens. Le nombre n’affecte pas outre-mesure la couleur orchestrale. La partition brûle d’un feu concentré sous la baguette de Yann Molénat, un des artisans de cette greffe d’opéra sur l’Île de Beauté. Dans le programme, Emile Zuccarelli, le maire de Bastia, raconte : dès le début du XIXe siècle, la vie musicale de la ville se place sous le signe de Rossini, Donizetti et autres compositeurs italiens. L’édification du Théâtre en 1879 scelle le pacte entre les bastiais et l’opéra. Après sa destruction par les bombardements américains en 1943 puis sa réouverture en 1981, l’art lyrique reprend ses droits jusqu’à ce qu’en 2001, des Contes d’Hoffmann dispendieux suspendent le cours des saisons musicales.
L’Ensemble Instrumental de Corse veut donc amorcer la reprise, envers et contre les tracasseries de tout genre qui semblent ici encore plus inextricables qu’ailleurs. Indiscipline méditerranéenne ou amnésie foudroyante, le public, venu nombreux pour cette deuxième représentation, semble déjà avoir oublié les codes qui régissent le genre. On arrive en retard ; une fois le rideau levé, on discute, on lit, on envoie des SMS, on passe même des coups de fil (si si…), jusqu’à ce qu’en deuxième partie, le spectacle finisse par reprendre ses droits.
Auparavant, se sont détachés haut la voix d’une distribution inégale le Leporello affirmé de Matthieu Lécroart et la Donna Anna de Julia Knecht. Le premier a l’autorité vocale du maître plus que du valet, et fait de l’air du catalogue un véritable morceau de bravoure. La seconde, élève du CNSM depuis 2008, cumule les qualités : pureté du son, justesse de ton, musicalité et cet art du legato qui est la pierre de touche du chant mozartien.
La donne se modifie sensiblement après l’entracte. Les différences s’estompent. L’Elvira de Vannina Santoni lie mieux les notes, impose son personnage qui s’épanouit dans un « Mi tradi » au phrasé généreux. La Zerlina de Laure André retrouve son souffle. On a épargné au jeune Ottavio d’Enguerrand de Hys les tergiversations de « Il mio tesoro » ; l’entrelacement de sa voix avec celle de Julia Knecht continue de faire merveille. Le commandeur de Frédéric Bourreau drape sa scène finale d’une grandeur tragique que sa mort au début de l’opéra ne laissait pas supposer. Son Masetto demeure plus anecdotique mais le rôle lui-même n’est-il pas secondaire ? Till Fechner abandonne le manteau grisâtre sous lequel il camouflait son Don Giovanni pour révéler un libertin plus conforme à l’image vocale que l’on a du héros mozartien. Jusqu’à Yann Molénat dont la direction se précise dans les ensembles et se libère dans les passages plus dramatiques.
Avec des bouts de ficelles – des draps tendus, des fils rouges qui au fur et à mesure de la représentation prennent tout leur sens – Vincent Vittoz réussit à restituer les principaux enjeux de l’opéra de Mozart. Les moyens impartis coupent court à toute velléité esthétisante mais le jeu d’acteur, porté par l’utilisation des six choristes, remarquables de cohésion, et l’adéquation scénique existant entre les chanteurs et leur rôle, réussit à donner le change. Les applaudissements nombreux, pendant et à l’issue du spectacle, le confirment. Le retour de l’opéra en Corse est mission possible.
Version recommandée :
Mozart : Don Giovanni (1959) | Wolfgang Amadeus Mozart par Carlo Maria Giulini