Pierre Boulez formant un orchestre de jeunes aux subtils arcanes de la musique contemporaine pour les embarquer, entre Lucerne et Paris, à travers une tournée forcément initiatrice, placée sous le signe de la transmission autant que de la modernité : l’idée était belle, le but ambitieux, l’affiche alléchante, la déception réelle quand le compositeur du Marteau sans maître, souffrant, fut contraint de déclarer forfait. Son assistant, le jeune Clement Power, a certes reçu en héritage un geste clair, une grande sûreté dans l’art de détailler les plans sonores, une réelle aisance à se mouvoir dans des partitions saturées de pièges et de complexités, une forme de perfection « objective » dans ses conceptions interprétatives. De la même façon, l’orchestre, particulièrement pléthorique dans la pièce de Manoury donnée en ouverture de programme, sonne avec une étonnante maturité. Manque toujours ce que Boulez ne pouvait pas transmettre : son aura, son instinct, la compréhension très intime d’une musique dont il reste, aujourd’hui encore, un acteur irremplaçable.
La musique, justement : Sound and Fury, créée par Boulez à Chicago en 1999, se veut un hommage à Faulkner, plus particulièrement à son sens narratif. Un orchestre immense, foisonnant, en même temps qu’assez traditionnel dans la composition de ses pupitres, a donc pour charge de donner corps à une partition très savamment déstructurée, où les thèmes et les développements s’entrechoquent suivant une logique qui parfois confine à l’arbitraire, qui en tout cas n’a plus grand-chose à voir avec des conventions musicales si ancrées qu’elles sont devenues presque instinctives. Parallèlement, les « sons » basculent peu à peu dans une « fureur » impulsive et, partant, tout aussi imprévisible. Moins imprévisible paraîtra sans doute « l’atonalité générale » de la pièce, dans la continuité de toute une musique qui est contemporaine depuis quatre décennies au moins.
Plus fondamentalement original semble le concept initial de Speakings, œuvre en trois mouvements de Jonathan Harvey jouée pour la première fois en 2008 : ici, l’orchestre se double d’un dispositif informatique nécessitant tout le savoir-faire des musiciens et ingénieurs (les deux mots ont-ils jamais été si proches ?) de l’Ircam. Mais au final, le propos apparaît moins novateur que naïf : vouloir développer au sein de l’orchestre une logique sonore proche d’un langage parlé qui nous serait inconnu n’a pas beaucoup de sens quand le compositeur ressent le besoin de s’appuyer, l’informatique aidant, de bruits de voix humaines ; et quand ces voix humaines se réduisent à gazouillis de bébés, on se demande si la meilleure critique musicale de la salle n’est pas la petite fille assise juste devant nous, partant spontanément d’un bel éclat de rire entre ses parents écarlates…
A défaut d’idées plus audacieuses et mieux maîtrisées, peut-être est-il préférable de s’en tenir à un usage traditionnel de la voix dans son dialogue avec l’orchestre : apparaît alors Deborah Polaski, et débute Erwartung. Effet de la modernité de Schönberg ou cause de la relative absence d’innovation et de Manoury et de Harvey, jamais le monodrame n’accuse le quasi-siècle qui le sépare des deux œuvres qui l’ont précédé au programme. Somptueuse, scéniquement sculpturale, vocalement superlative, Polaski, avec sa distanciation coutumière, accentue la musicalité et l’esthétique expressionniste de la pièce, en évacue la dimension théâtrale, en renforce l’aspect contemporain et, pour ainsi dire, presque expérimental. Au pupitre, Power lui répond avec la même volonté de montrer chaque note, à défaut de savoir peindre tous les sentiments paroxystiques qui parsèment cette demi-heure de cauchemars et de fantasmes… Le drame pâlit, la musique rayonne : la scène est un lointain souvenir, mais le concert garde toute sa cohérence ; et le Lucerne Festival Academy, qui fêtait cette année ses 8 ans d’existence, tient ses promesses.
Version recommandée :
Schoenberg: Erwartung Pierrot Lunaire Lied der Waldtaube from Gurrelieder | Arnold Schönberg par Pierre Boulez