Après un Don Giovanni d’exception, Vérone propose cette année une autre œuvre très rarement présentée en ce lieu, le Roméo et Juliette de Gounod, qui n’a été joué que neuf fois aux Arènes (en italien en 1977, en français en 2011), ce qui le place à la 34e position en nombre de représentations sur les 59 opéras qui au total ont été à l’affiche de ce lieu mythique (en compétition avec une autre rareté, le Giulietta e Romeo de Riccardo Zandonai, donné lui trois fois en 1939).
Le programme nous apprend que le créateur des impressionnantes structures d’acier des décors high tech, Edoardo Sanchi, a été inspiré par le théâtre shakespearien du Globe à Londres : il faut vraiment une grande dose d’imagination pour l’y retrouver ! Et fort curieusement, c’est plutôt la référence à West Side Story qui paraît ici évidente : des escaliers de secours newyorkais traversent la structure du décor principal, les bandes rivales sont des jeunes punks, et le spectacle commence par un jeu cadencé de claquements de mains à travers le parterre, qui n’est pas sans rappeler le début de l’œuvre de Bernstein. Néanmoins, ce décor qui surprend au départ avec son enchevêtrement d’échelles, est certainement plus évocateur aujourd’hui qu’une reconstitution « à la Zeffirelli » sur scène d’un palais véronais. Les couleurs de Vérone, le jaune et le bleu, et des centaines de bougies au début du 2e acte sont utilisées pour remettre l’œuvre dans son contexte local. Les costumes pleins d’invention de Silvia Aymonino fourmillent de réminiscences des siècles passés, tandis que les lumières d’opéra rock de Paolo Mazzon, s’ils ont parfois du mal à bien éclairer les protagonistes (par exemple dans la chambre de Juliette), mettent fort bien en valeur le fond de gradins des arènes.
La mise en scène de Francesco Micheli fourmille – peut-être même trop – d’inventions, et s’adapte avec plus ou moins de bonheur aux éléments additionnels qui viennent resserrer l’action sur l’immense plateau. La scène du duel, notamment, dans une boule à mailles de métal, est quasiment invisible. Et l’on regrette que des « trucs » viennent de façon vulgaire entraîner des applaudissements qui devraient revenir aux seuls chanteurs : à la fin de l’air de la reine Mab, un tir de pyrotechnie depuis une voiture automobile que n’auraient reniés ni Leonardo da Vinci ni le réalisateur de La Grande Course autour du monde, et à la fin de « Lève-toi Soleil » un lâcher de colombes…
Les chœurs, cantonnés dans les hautes structures servant de fond de décor mobiles, sont remplacés sur scène par des figurants très convaincants, et des danseurs interprétant la chorégraphie de Nikos Lagousakos, très efficace à défaut d’être vraiment inventive. On garde le souvenir de la jolie pantomime de début avec deux très jeunes gens symbolisant les amants de Vérone, leur première rencontre, leurs émois et leur union. Et la scène finale où les deux amants arrivent enfin à briser – par la mort – le carcan qui les emprisonnait, et partent, main dans la main, en remontant l’allée centrale du parterre, vers la lumière d’une union immortelle.
Créée à Vérone l’an dernier, cette production vient tout juste d’être éditée en DVD (voir recension), avec le même Roméo que ce soir, Stephano Secco, qui remplace Vittorio Grigolo initialement annoncé. Nous ne redirons pas tout le bien que nous pensons de l’interprétation de Secco, de sa musicalité, de ses qualités de phrasé, de sa conduite raffinée des lignes mélodiques, qui feront certainement merveille également en Hoffmann qu’il va interpréter prochainement à l’Opéra Bastille. Outre ses airs magnifiquement chantés, il est éblouissant de naturel et de sobriété dans la scène du jugement. À ses côtés, la Juliette de la cantatrice polonaise Aleksandra Kurzak est tout aussi exceptionnelle, et l’on regrette d’autant plus qu’elle n’ait pas participé au DVD cité ci-dessus. Invitée depuis une dizaine d’années sur toutes les grandes scènes internationales, elle a les qualités vocales idéales pour le rôle : légèreté, puissance, sens des nuances, et elle est de plus totalement plausible scéniquement. Les voix des deux rôles principaux s’accordent parfaitement, et les duos sont donc de toute beauté, notamment au début du 4e acte.
On a beaucoup de plaisir à retrouver également son compatriote Artur Rucinski, qui, en une dizaine d’années, est devenu l’un des chanteurs majeurs de sa génération. Exceptionnel tant au niveau de sa voix chaude et expressive, de la qualité de son chant, que de sa personnalité et de son jeu scénique irrésistible, il est de ceux que la magie de la scène désigne instantanément comme un des grands à venir. Il faut donc suivre son nom avec la plus grande attention. On le retrouvera prochainement avec plaisir à l’Opéra Bastille dans Falstaff. Le Stéphano d’Eufemia Tufano est également fort intéressant ; on avait remarqué la belle voix de mezzo de cette jeune cantatrice dans Le Roi Lear de Cagnoni en 2009 à Martina Franca ; on aimerait pouvoir l’applaudir un jour futur dans le rôle de Nicklausse, une fois qu’elle aura amélioré son français. Enfin, le Frère Laurent de Giorgio Giuseppini complète parfaitement cette belle distribution dont les rôles secondaires, sans être exceptionnels, ne déméritent en rien.
Le chef italien Fabio Mastrangelo, établi à Saint-Pétersbourg, n’est pas un spécialiste de l’opéra français du XIXe siècle. Sa battue démesurée est un spectacle en soi, et si quelques resserrements dans l’interprétation de quelques moments faibles de la partition seraient encore bienvenus, le résultat est quand même globalement satisfaisant. On notera la belle prestation des chœurs, qui à tous points de vue (ensembles, sonorités et prononciation du français) sont tout à fait excellents. Un beau spectacle qui sera repris pour le festival du centenaire en 2013.