Ce qu’il y a de passionnant avec une représentation de la Tétralogie, c’est qu’il est impossible de se forger un avis définitif avant la dernière journée du cycle. Des supputations, des suppositions qu’à l’issue du prologue, on préfère garder pour soi. L’avenir dira si l’on avait raison. Reste pour porter un avis sur ce premier volet de la série une somme d’impressions qui déposées les unes après les autres sur la balance la font pencher du bon côté.
La direction de Kent Nagano d’abord. Pour ses débuts tétralogiques, le chef d’orchestre fait mentir les Cassandre qui s’étonnaient qu’on célébrât le baptême dans une maison d’opéra aussi prestigieuse que Munich. Résolument narrative, sa direction déroule sans le rompre le fil du récit, avec un parti-pris de mesure et de clarté qui n’exclue pas quelques climax sonores habilement amenés. Il est aidé dans ce combat de titans par un Bayerisches Staatsorchester, certes superlatif mais que l’on aurait aimé encore plus liquide dans le prélude, plus sulfureux au Nibelheim, plus magistral dans la montée au Walhalla… L’histoire de la phalange munichoise autorise l’exigence.
Des chanteurs réunis, on écarte l’Erda de Catherine Wyn-Rogers, trop banale, la Freia ménagère d’Aga Mikolaj et le Wotan monocorde de Johan Reuter. La mise en scène veut le roi des dieux fatigué et le montre même à l’issue de l’opéra à bout de force, soutenu par ses congénères. Ceci explique peut-être cela. Des trois filles du Rhin, on apprécie l’effusion vocale tout en regrettant que les aigus cinglants d’Eri Nakamura (Woglinde) ne viennent rompre l’harmonie sonore et des deux géants, on préfère le Falsolt héroïque de Thorsten Grumbel au Fafner bougon de Phillip Ens.
L’Alberich de Wolfgang Koch a tendance à se réfugier dans le sprechgesang dès que la voix est mise sous tension mais l’effort de caractérisation force l’adhésion. Cette volonté de dépasser la simple interprétation vocale pour apporter à son personnage une réelle dimension théâtrale se retrouve chez les autres chanteurs, jusqu’aux plus petits rôles : Thomas Blondelle (Froh d’un métal prometteur), Levente Molnàr (Donner dont l’appel au tonnerre aurait gagné à être moins haché), Ulrich Reß (Mime suiffeux à souhait). C’est là ce qui rend la Fricka de Sophie Koch attachante, en dépit d’un grave que l’on aimerait plus naturel. C’est ce même art de la composition qui fait triompher à l’applaudimètre Stefan Margita. Loge évidemment n’est pas un rôle vocal. Il est inutile, et même déconseillé, de disposer d’un Stradivarius dans la gorge pour traduire la vilenie du dieu des artifices. Avec ses allures de Garcimore visqueux, le ténor tchèque n’essaye d’ailleurs pas d’embellir un timbre qui sans être ingrat possède peu d’attraits. La netteté de la projection et le camaïeu des inflexions lui suffisent pour tracer un portrait d’une rare évidence dramatique.
Précisons qu’il est particulièrement aidé par la mise en scène d’Andreas Kriegenburg dont le premier des atouts est la recherche de vérité théâtrale. Le geste prime ici sur le symbole et rarement les dieux n’auront paru aussi humains. Cette lecture au premier degré s’accompagne d’une bonne dose d’inventivité avec pour leitmotiv l’utilisation de corps humains comme principal élément de décor. Proposition originale qui nous vaut une scène du Rhin d’une belle limpidité (les figurants barbouillés de peinture bleue imitent couchés le mouvement de l’eau, variant les positions au gré du flux musical) mais une montée vers le Walhalla dépourvue de magie. Le metteur en scène aurait-il déjà épuisé toutes les ressources de son imagination ? Serait-il victime, comme Robert Lepage et son mur articulé au Metropolitan Opera de New York, du syndrome de la bonne idée, ce tic de langage qui accapare le propos jusqu’à l’étouffer ?
Version recommandée :
Wagner: Das Rheingold | Richard Wagner par George London