Pour l’ouverture de son trentième anniversaire, le Festival International d’Opéra Baroque de Beaune proposait Agrippina de Haendel (en version de concert) dans la Basilique Notre-Dame en raison des conditions météorologiques qui n’ont pas permis sa représentation dans la Cour des Hospices.
Sommet de la production italienne de Haendel, cet opéra, qui valut au compositeur l’appellation de « caro Sassone », se caractérise tout autant par la qualité de son livret qui fait la part belle à l’approfondissement psychologique des personnages et à l’humour, omniprésent, que par l’abondance des airs, souvent courts et très variés, ainsi que par la synthèse des genres musicaux français et italien, qui en font un véritable condensé des multiples facettes de l’écriture musicale haendélienne.
C’est cette extraordinaire diversité des genres, des styles, des affects et des points de vue que cette représentation, remarquable à tous égards, a su mettre en évidence. Paradoxalement, l’absence de mise en scène fait ressortir avec force la théâtralité de l’œuvre : les chanteurs, assis de part et d’autre de l’orchestre, se lèvent à tour de rôle en adoptant dans leur gestuelle et leurs mimiques les éléments essentiels à la compréhension de leur situation, de leurs pensées dissimulées et des intrigues qui se nouent. Leur proximité et leurs déplacements dans le petit espace qui les sépare rendent sensibles la fragilité des alliances et la rapidité des retournements. En outre, le lien entre la musique et le chant se fait naturellement et dans un équilibre permanent, les dialogues entre voix et instruments (comme le hautbois solo dans le premier air d’Agrippina, « L’alma mia ») font sens, le corps du chef participe aussi de la dramaturgie.
C’est donc un spectacle d’une qualité exceptionnelle auquel nous avons le bonheur d’assister : la direction subtile, précise et pleine d’humour de Federico Maria Sardelli – qui tient également la partie de flûte à bec – à la tête de l’Orchestre Modo Antiquo, déjà entendu à Beaune dans Ariodante en 2009 et Juditha triumphans en 2011, révèle pleinement la virtuosité d’une partition qui emprunte aux œuvres précédentes de Haendel et d’autres compositeurs. Le tempo enlevé et quelques coupes dans le livret permettent de suivre avec un intérêt constant cet opéra d’une longueur parfois considérée comme excessive et réduite ici à moins de trois heures.
Les interprètes sont tous confondants de justesse, de sensibilité et de virtuosité, à commencer par le mezzo-soprano suédois Ann Hallenberg, captivante et envoûtante Agrippine à la voix limpide et à la présence scénique rayonnante. Comment ne pas céder à la moindre de ses demandes ? Les vocalises de l’air « Alma mia », les apartés de l’aria da capo « Tu ben degno », les passages d’un affect à l’autre (lamento, aria di furore…), le style instrumental, les déclarations impérieuses et les moments d’abattement, les contrastes (aria « Pensieri » par exemple), la drôlerie et la duplicité dans les échanges avec les affranchis, tout semble éminemment naturel tant la maîtrise de la technique et de l’interprétation est grande.
À ses côtés, le mezzo-soprano croate Renata Pokupić campe un Néron convaincant : sa voix chaude et profonde se métamorphose au gré des situations, selon que le personnage cède aux instances de sa mère, veut séduire, ou s’abandonne à l’indignation (formidable aria di tempesta « Come nube che fugge dal vento »). Le soprano Roberta Mameli sait rendre convaincant le rôle de Poppée, fatale séductrice : la voix est agile (aria « Vaghe perle, eletti fiori »), capiteuse (« Bel piacere »). Luigi de Donato est un Claude de grande classe, aux basses profondes et majestueuses, d’une grande agilité sur l’ensemble de la tessiture, et scéniquement parfait, comme tous d’ailleurs.
Le contre-ténor américain Lawrence Zazzo, au visage illuminé en permanence d’un immense sourire, émeut particulièrement en Othon, seul personnage de l’opéra qui soit dénué d’arrière-pensées égoïstes et dont Haendel a magnifié musicalement l’innocence et la pureté. Doté d’une voix puissante aux aigus superbes et d’un sens raffiné des nuances, Lawrence Zazzo entre en communion avec l’orchestre dont les sons se mêlent à son chant en une fusion absolue (lamento « Voi che udite », aria « Ti vo’ giusta »). Andrea Arrivabene interprète de manière crédible, dans un rôle de composition, le personnage timide, maladroit et intrigant à la fois de Narcisse, contrastant à merveille avec Clemente Antonio Daliotti, affichant la morgue et l’aisance d’un Pallas à la voix assurée, techniquement impressionnant d’agilité, notamment dans l’aria « La mia sorte fortunata ». Lesbus enfin est interprété par Abramo Rosalen, qui dans un petit rôle sait mettre en valeur une voix de qualité (une seule arietta permet de l’entendre en dehors des récitatifs : « Allegrezza, allegrezza ! » au premier acte).
Toutes les conditions étant réunies, les ensembles vocaux sont pure merveille, et le chœur final une véritable apothéose. Le public est conquis, au point de ne pouvoir s’empêcher d’applaudir certains airs au mépris des usages (tant de l’unité dramatique de chaque acte que du lieu de la représentation), provoquant parfois l’attente amusée du chef et des musiciens qui avaient pris le parti d’une narration continue. Magnifique coup d’envoi pour le trentième Festival de Beaune, cette Agrippina apparaît à tous points de vue comme un modèle d’interprétation.