Il est des pièces où le personnage principal n’apparaît jamais sur scène. Rien de ce qui fait l’action n’adviendrait sans son absence omniprésente, le vide qu’il laisse occupe tout le plateau. Harry Kupfer a bien compris qu’Agamemnon, dans l’Elektra d’un Strauss qui le fait intervenir par un thème asséné dès la première mesure, occupait un tel rôle. Une monumentale statue décapitée montre le roi de Mycènes dégradé et sali, en plus d’avoir été assassiné, physiquement jeté à terre, mais toujours encombrant, aimant irrésistible pour ses filles, répulsif viscéral pour sa femme. Autour de cette vision grandiose et terrifiante, presque rien, mais chaque détail compte : les quartiers de bœuf découpés par les servantes dans la scène initiale, la souplesse rampante des figurants qui envahissent l’espace comme une meute de bêtes sauvages, l’angoissante vision d’un Oreste qui, dans les dernières mesures, se dessine sous les traits d’un fils aussi cruel que la mère qu’il vient d’assassiner, tout cela fait un monde, inquiétant et sinistre, où l’atmosphère répond, noire et impitoyable, au délire qui s’empare des personnages.
Ceux-ci exigent de leurs interprètes, on le sait, de plonger tête la première dans la folie et la psychose. Ils demandent aussi un chant qui explore les tréfonds de leurs capacités, de leurs voix et de leurs forces. C’est ce dernier aspect qui semble préoccuper le plus Linda Watson. Enchaîner en moins de deux mois la Teinturière (à Düsseldorf), Isolde (à Hambourg) et Elektra demande certes une discipline pour le moins attentive, et dès le monologue qui ouvre son rôle meurtrier, la soprano américaine choisir d’assurer que sa voix en viendra à bout sans s’égarer. Une sagesse qui n’est pas, pour le public, qu’une frustration : il peut admirer à loisir la chaleur du timbre et l’impressionnante technique avec laquelle la partition est dite, phrasée, nuancée. Mais il ne pourra s’empêcher de songer par moments qu’Elektra est de ces rôles qui nécessitent quelques plaies, des blessures et des fêlures qui justifient à elles seules qu’elle soit si difficile à chanter : Strauss le premier savait qu’à peu près aucune soprano au monde ne parviendrait à être vocalement irréprochable dans une telle tessiture, et face à un tel orchestre, et à un tel livret. Il ne voulait pas qu’on puisse maîtriser Elektra, il espérait qu’on s’y perde, qu’on s’y brûle les ailes, qu’on y laisse beaucoup de soi, qu’on finisse exsangue enfin, couverte de boue et de poussière, lorsque le rideau tombe. Elektra doit être le contraire de sa sœur, toute à la fraîcheur de son adolescente beauté et de sa haute lignée, Chrysothemis : là, le lyrisme candide et quelque peu corseté d’Anne Schwanewilms fait merveille. Elektra peut éventuellement ressembler à sa mère, que les insomnies, les crises de nerf, et peut-être le remords, ont rendue démente : là, Agnes Baltsa fascine, beauté nerveuse, chant véhément, allemand toujours exotique mais voix miraculeusement préservée, aigu d’acier au vibrato tranchant qui donnent à Clytemnestre toute sa sauvagerie implacable. S’il n’y avait pas aussi l’Oreste impressionnant d’Albert Dohmen, presque machinal à force d’hallucination et de fatalisme, et l’Egisthe pleutre, perclus de tics et de névrose, d’Herbert Lippert, c’est bien simple, on ne verrait plus que les femmes.
Car dans la fosse aussi, c’est une femme qui officie : Simone Young, suffisamment rompue à ce répertoire pour savoir souligner les détails instrumentaux les plus éloquents sans renoncer à la puissance cataclysmique du son et du jeu d’ensemble, où les viennois sont incomparables… et quitte à réduire sensiblement la voilure lorsque les chanteurs en ont besoin. Là encore, un théâtre qui, parfois, fait silence pour laisser place à la musique. Est-ce encore du théâtre ? C’est mieux (ou pire !) : c’est de l’opéra.
Version recommandée :
Richard Strauss: Elektra | Richard Strauss par Interprètes Divers