Don Giovanni, opéra du temps fragmenté ou fragment d’une éternité retrouvée ? Les trois piliers de cette production – mise en scène, orchestre et plateau vocal – en réconcilient l’esprit de révolte et la violence du blasphème sous-jacent et complice. Inquiétante apparition surgie du noir tartare que ce Don Giovanni orgueilleusement incarné par le baryton cinglant d’un Boris Grappe au timbre particulièrement affuté. Arie van Beek en convoque l’autorité du destin d’une main fluide et ferme pour éclairer toutes les ambiguïtés psychologiques des personnages mais aussi les radicalités chromatiques de la partition à la tête d’un Orchestre d’Auvergne précis et discipliné comme jamais. L’intelligente d’un dessein se mesure à l’aune de sa rigueur et de sa lisibilité. La mise en scène de Pierre Thirion-Vallet va plus loin encore en ouvrant le champ des possibles vers une lecture à la trajectoire inexorable en même temps qu’elle conserve une part d’inattendu sur son issue. On comprend dès l’ouverture qu’un Don Giovanni surgi des enfers en libérant sa présence maléfique, ne saurait y retourner. Et si au final la terre s’ouvre bien sous ses pieds, c’est moins pour l’engloutir que l’accueillir en son sein afin qu’il s’y régénère et resurgisse l’instant suivant dans une sacrilège ascension chargée d’une aura plus que jamais maléfique, portée par les terribles sortilèges de la séduction où le provoquent rien moins que trois femmes. Et quelles femmes ! Anna, Elvira et Zerlina, qui l’attendent en victimes consentantes et propitiatoires. C’est mort et transfiguration de Saint Don Giovanni ! Il est la plaie et le couteau, elles sont ses victimes et ses bourreaux. Elles sont ses fleurs du mâle : Magali Paliès, Zerlina à l’ingénuité provocante et au mezzo à la suavité de philtre ; Natacha Figaro, persuasive Elvira prête à tous les reniements ; et la flamboyante Tatiana Trenogina, trop vertueuse Anna pour être honnête. La scène finale les réunit offertes enfin sans plus de pudeur à l’infernal séducteur ressuscité. « Le désir resurgit, mal de nos fronts évaporés » insiste René Char dans Le Front de la Rose.
Ce Don Giovanni devient ainsi l’opéra d’un temps long, pétri d’un désir inassouvi et blasphématoire car jamais rassasié, convoqué par ce trio de Parques, toutes fidèles à elles-mêmes c’est-à-dire infidèles à leurs serments. Anges ou serpents ? Sans doute aussi bacchantes rubescentes qui se parent ici étrangement des vénéneuses vertus des sorcières shakespeariennes dans des robes aux couleurs d’incendie. Un temps de fracture sans cesse en mutation, écartelé sur un décor qui s’ouvre et se referme sur les heures arrêtées de nos doutes. Un temps qui se dresse comme une injonction en un mur infranchissable et pourtant fragmenté à l’image des sentiments des protagonistes. L’amour est boiteux. C’est un démon claudiquant, un ange déchu nous dit Natacha Figaro. Mais un ange somptueux compté sur l’espace musical mozartien dont Arie van Beek s’est rendu maître avec la minutie horlogère qu’on lui connait ; celle qui s’éprend d’une exigence tragédienne toute poétique jamais prise en défaut et dans l’instant suivant capable d’exacerber les roueries bouffes d’un Sébastien Lemoine, Leporello à la réjouissante scélératesse. Rarement les rôles féminins n’étaient apparus aussi empreints de duplicité, annonçant Cosi et reléguant leurs homologues masculins au rang d’idiots utiles dont le parangon serait Don Ottavio, nonobstant parfait Julien Dran. Et sans oublier le Commandeur de Renaud Delaigue au premier chef, par ailleurs convaincant Masetto. Don Giovanni, défiant un crucifix impuissant, ne triomphe-t-il pas de leur malédiction soutient Thirion-Vallet à juste raison ?