À quelques kilomètres de la frontière française, la ville de Sarrebruck est dotée d’un théâtre construit dans les années trente qui attire un public sarrois mais également transfrontalier. Derrière l’imposante façade en rotonde, la vaste salle est pleine à craquer pour la première de Madama Butterfly qui marque la rentrée d’une saison passablement chargée (dix productions dont trois reprises).
La mise en scène de Dagmar Schlingmann, à la fois sobre et flamboyante, transcende le spectacle. La vision de cette habituée des scènes de théâtre parlé, par ailleurs administratrice de l’Opéra, propose une transposition dans un monde contemporain qui évoque le cinéma asiatique aussi bien que des ambiances à la Brian de Palma. Le décor se réduit à des tatamis ; des persiennes venues des cintres suggèrent les murs coulissants dans un très beau dispositif, efficace et raffiné. Des vidéos proposent une lecture orientée : magnifique arrivée de Cio Cio San sur fond de fleur qui s’épanouit, puis des images du seppuku du père mais aussi un champignon atomique et des décharges désolées au troisième acte. Tout cela reflète l’état d’esprit de Butterfly, manifestement désenchantée, anticipant la capitulation et le suicide, sans la touche d’espoir pourtant bien présente chez Puccini.
Et c’est là que le bât blesse… La Coréenne Hye Won Nam est très convaincante, physiquement, en Cio Cio San. Son jeu est juste, mais son visage impénétrable rend notre supposée jeune geisha bien distante, pour ne pas dire froide. Un comble ! La voix, pourtant bien projetée, manque de couleur. La prononciation souffre quelques fantaisies et plusieurs syllabes disparaissent au passage pour ne laisser subsister que « Pin…ton », par exemple. Cela dit, on ne saurait jeter la pierre à la soprano qui incarne manifestement le personnage tel qu’on le lui a demandé et surtout doit suivre le rythme infernal imposé par le chef japonais Toshiyuki Kamioka. Ce dernier a expliqué dans une interview que l’histoire n’avait strictement rien de japonais et reflétait toute l’italianité de Puccini. Certes, le compositeur aimait les courses folles en voiture, mais la cadence infernale infligée ici tue toute sensualité et l’on n’a pas le temps de laisser monter les larmes qu’on en est déjà aux applaudissements, nourris et longs…
Entretemps, on a pu constater de nombreux décalages avec l’orchestre, notamment chez Guido Baehr, délicat Sharpless qui aurait bien aimé prendre le temps. Alexandru Badea dispose d’une voix qui passe largement la rampe, mais le jeune Pinkerton est constamment tendu, voire arcbouté sur la pointe des pieds, finalement assez raide, parfois un peu engorgé. Son enthousiasme sauve néanmoins largement sa prestation. Judith Braun excelle en Suzuki et magnifie le rôle, toute en retenue et compassion. En revanche, János Ocsovai déçoit en Goro. La voix porte peu mais la faute en revient peut-être à la position de l’entremetteur – sorte de yakusa tout droit sorti de chez Takeshi Kitano – sur la scène : il est régulièrement dans le fond sur un plateau immense et nu. Les persiennes ne renvoient pas le son et les chœurs souffrent eux aussi de leur éloignement, disposés majoritairement à l’arrière. Heureusement, le chœur à bouche fermée est absolument superbe. Les autres rôles s’en tirent honorablement, avec une mention particulière pour le Yamadori de Jevgenij Taruntsov.
Si le spectacle est loin d’être parfait, de beaux moments l’illuminent. La mise en scène, intelligente et visuellement splendide, transporte et questionne. Manquaient toutefois un petit supplément d’âme et d’émotion…