On avait été prévenu. D’une certaine manière, on n’a donc pas été déçu. Pas de déception, donc, mais une profonde consternation, mêlée à une sourde colère : c’est donc devenu cela, Bayreuth ? En quinze ans de fréquentation, on sait la Colline sacrée capable du meilleur (de moins en moins) comme du pire (de plus en plus), mais du banal, jamais. En sortant de cette représentation du 25 août, on a été pris, fugitivement, de tristesse, à l’idée que se trouvaient certainement dans la salle des auditeurs dont c’était ce soir-là « le premier Bayreuth », et qui, après des années de patience, attendaient cette soirée avec jubilation et excitation. La douche a dû être bien froide.
La faute en incombe principalement à la mise en scène du jeune Sebastian Baumgarten, nouveauté de cette édition 2011 du festival. On n’en fera pas ici l’exégèse ; on se contentera de rappeler que Baumgarten situe l’œuvre dans une usine de traitement des excréments humains aux fins de production de biogaz (sic). Sa mise en scène s’appuie sur un décor unique d’une rare laideur, et sur une direction d’acteur triviale, qui lasse à force de vouloir trop souligner l’action. On y retrouve bien sûr tous les tics des metteurs en scène contemporains, à commencer par les projections de films et de bribes de textes supposés éclairer les intentions du metteur en scène (à défaut d’éclairer celles du compositeur…).
Il serait vain de lister les incohérences dans cette lecture, qui transpire la jubilation gratuite du sacrilège à la petite semaine : au IIIe acte, Wolfram tente de tuer Elisabeth et s’éprend de Vénus. Cette dernière, au I, est absolument repoussante, boudinée dans une robe scintillante du plus mauvais effet : difficile de voir dans ce personnage grotesque l’incarnation de la déesse de l’amour. Et on pourrait ainsi multiplier les exemples.
Non seulement cette mise en scène ne nous apprend rien sur l’œuvre, mais elle la viole quasi continuellement, le tout culminant avec l’apparition de singes et de créatures mi-têtards mi-spermatozoïdes au moment de la mort de Tannhäuser : le tableau final se trouve ainsi irrémédiablement ruiné.
Le lecteur désireux de sonder les intentions du metteur en scène ne trouvera pas son salut dans les textes du programme officiel : ceux-ci débordent de cuistrerie et de fatuité auto-satisfaite.
Il faudra donc attendre quelques lustres pour avoir à Bayreuth une mise en scène qui rende justice à cette œuvre, diablement complexe il est vrai, tant elle est irriguée de contradictions. Wieland Wagner et Götz Friedrich ont néanmoins montré qu’il était possible d’assumer ces contradictions et d’en offrir une lecture convaincante. Mais ils font hélas figure d’exceptions. Non, décidemment, comparé aux autres œuvres du Maître, Tannhäuser n’a pas de chance sur la Colline sacrée.
A défaut de réjouir les yeux, cette nouvelle production (donnée ici dans la version de Dresde amendée) séduit-elle au moins les oreilles ? Pas toujours.
A l’actif, il convient de placer la direction souple et transparente de Thomas Hengelbrock, un habitué du répertoire baroque. Le pathos est soigneusement gommé de la partition, les tempi sont intelligemment échelonnés : jamais la dette de Wagner envers Weber et Mendelssohn n’est apparue de manière aussi évidente. Cette direction – dont on conçoit qu’elle puisse désarçonner les tenants d’un Wagner ample et majestueux – rappelle celle du regretté Ferenc Fricsay dans Le Vaisseau Fantôme.
A sauver du naufrage également, le Wolfram flatteur de timbre, profond et attentif aux mots du jeune Michael Nagy. « Als Du » convainc par sa mâle assurance, le monologue du début III est miraculeux d’intériorité et de pure beauté vocale. Seule la Romance à l’étoile, pourtant superbement phrasée, déçoit quelque peu, du fait d’un tempo trop rapide : pour un peu, on croirait entendre une valse !
Bonne surprise également avec l’Elisabeth de Camilla Nylund : bien qu’un peu courte pour le rôle, la soprano s’y jette avec un réel engagement et une voix d’une réelle fraîcheur. Il lui faut l’air d’entrée pour se chauffer, mais ensuite, notamment pendant la scène du concours, la prestation est de haute tenue : le « Zurück ! », lancé à pleine puissance n’est pas mégotté et prend aux tripes, « Ich preise » est superbement phrasé.
Ajoutons, toujours à l’actif, le Landgraff du tandem Günther Groissböck–Kwanchul Youn : le premier, souffrant, a joué le rôle alors que le second, installé sur la droite de la scène, le chantait de sa magnifique voix de basse. Lui, au moins, pouvait se concentrer sur la musique sans être contraint d’évoluer dans un improbable décor.
Un mot pour saluer, une nouvelle fois, le magnifique travail des chœurs d’Eberhard Friedrich, absolument somptueux. S’il ne devait rester qu’une chose à sauver de Bayreuth, ce serait bien celle-là…
Les deux pailles de cette distribution étaient sans conteste Vénus et Tannhäuser.
En déesse de l’amour, Stephanie Friede a livré une prestation consternante. Inaudible dans le bas medium et dans les nuances piano, d’une justesse asymptotique, affublée d’une prononciation défaillante, sa voix se situe quelque part entre le piaillement et le hululement. On est navré de devoir l’avouer : le résultat en était parfois comique.
A sa décharge, reconnaissons que cette Venus devait charmer un héros bien peu attrayant. Lars Cleveman vient ajouter son nom à la longue liste des ténors ayant échoué à venir à bout de ce rôle impossible. Passe encore que les vocalises de « Dir, töne Lob » aient été savonnées : elles le sont presque toujours. Mais on ne s’habitue pas à ces voyelles nasillardes, à cet aigu tiré, à cette absence d’incarnation. Comme tant d’autres avant lui, le récit de Rome le trouve exsangue. Est-ce pour cela que le chef accélère à ce point le tempo à ce moment là ?
Un Tannhaüser saboté par sa mise en scène, privé de rôle titre et de Vénus, à peine racheté par un excellent Wolfram, une bonne Elisabeth et un Landgraf de circonstances. Une mise en scène destiné à faire artificiellement scandale pour mieux masquer la vacuité sidérale du propos : c’est cela qu’on a vu, en cette soirée du 25 août. Pas besoin d’aller jusqu’à Bayreuth pour trouver ce genre de production : c’est le pain quotidien d’un certain théâtre allemand qui du Regietheater n’a retenu que les excès les plus superficiels sans en avoir assimilé la force déstabilisante et profondément novatrice. Une production stabilo-pubertaire qui ne nous apprend rien sur l’œuvre, mais hélas beaucoup sur la pente que semble prendre le Festival depuis quelques années. Bayreuth devenu quelconque : triste bilan.
Julien Marion