1881, six mois à peine après la mort d’Offenbach, Londres applaudit à tout rompre une nouvelle opérette de Gilbert et Sullivan. A la charge souvent acerbe de la société française du Second Empire a succédé en Grande-Bretagne celle, non moins poussée, de l’ère victorienne. Patience en constitue un exemple éloquent, dont l’énorme succès1 fut seulement surpassé par le nombre des représentations du Mikado.
C’est que l’œuvre atteint à l’universalité, au même titre que Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes : tout un groupe de jeunes femmes s’entiche du poète sensuel Bunthorne, puis du poète idyllique Grosvenor, obligeant les dragons du régiment local à faire des vers et prendre des poses pour reconquérir leurs belles. Patience, une jeune laitière, tout à fait hermétique aux choses de l’art, va elle aussi de l’un à l’autre sans toujours maîtriser les implications et les conséquences de ses choix. Cette charmante comédie est en fait une satire du préraphaélisme anglais des années 1860-1880 qui touchait aussi bien la littérature, les beaux-arts que les arts appliqués. Et les spectateurs s’amusaient beaucoup à retrouver la caricature scénique de leurs contemporains, dont Tennyson, Oscar Wilde ou Rossetti.
Aucun choix ne pouvait être plus judicieux pour accompagner l’exposition du musée d’Orsay « Une ballade d’amour et de mort », dans le cadre du cycle de musique anglaise présenté à cette occasion. Musicalement parlant, l’œuvre n’est guère nouvelle, et doit certaines redites à la rapidité de l’écriture. On pense sans arrêt aux Pirates de Penzance créée deux ans avant, tant par les types de certains personnages (les filles du général Stanley, Ruth et les policemen semblent tout juste transposés) que par les lignes mélodiques souvent très proches. Mais ne boudons pas notre plaisir, car le résultat est un feu d’artifice de drôlerie musicale et parlée.
Le Royal College of Music de Londres, prestigieuse école fondée en 1882 d’où sont sortis entre autres Joan Sutherland, Thomas Allen, Gerald Finley ou Rosemary Joshua, nous propose donc de voir et d’entendre les grands chanteurs de demain qui y préparent leur carrière internationale. Avec des moyens bien sûr très divers, tous sont éblouissants de musicalité, de naturel et de drôlerie : mais il faut dire que Gilbert et Sullivan font partie du patrimoine culturel anglais et qu’ils sont donc tous tombés dans cette potion magique dès leur plus jeune âge. Susanna Hurrell chante une délicieuse Patience, entre Mary Poppins et la Maria de La Mélodie du Bonheur (on ne dira jamais assez ce que l’opérette anglo-saxonne du XXe siècle doit à Gilbert et Sullivan). Rosie Aldridge est digne d’Alice Barnett, la créatrice du rôle de Lady Jane, et prête à aborder tous les personnages de son emploi, de Dame Marthe à Mrs Quickly. Edward Hughes (Duke of Dunstable) est d’une grande drôlerie, proche du slapstick américain, et ses compères militaires Edward Grint (Colonel Calverley) et David Hansford (Major Murgatroyd) également parfaits. Emilie Alford (Lady Angela), Annie Fredriksson (Lady Saphir) et Annabel Mountford (Lady Ella) forment un délicieux groupe vocal, et Christopher Jacklin (Archibald Grosvenor) et David Milner-Pearce (Reginald Bunthorne) composent deux personnages soignés jusque dans les moindres détails, et vocalement parfaits, comme d’ailleurs tout le reste de la troupe.
Donald Maxwell (l’Alfred Doolittle du Châtelet) a concocté une mise en scène simple et efficace, très respectueuse de la personnalité de chaque interprète. Les jolis costumes de Nicola Fitchett semblent tout droit sortis de tableaux préraphaélites (dont les chanteuses copient les poses apprêtées), et la scénographie d’Ann Somerville, tout comme les éclairages de Paul Tucker, sont parfaitement adaptés à l’espace scénique de l’auditorium. Michael Rosewell dirige avec fougue et précision, bien dans la tradition, un groupe de dix jeunes musiciens absolument parfaits.
Courez donc voir ce délicieux bijou de dérision, défendu avec brio par une troupe de jeunes chanteurs talentueux dans une production qui n’engendre pas la mélancolie ! Et inutile de prétexter que l’anglais vous est hermétique : le surtitrage, parfait, permet de ne pas perdre une miette du texte.
1 578 représentations consécutives pendant les seules années 1881-1882). Quelques mois après la première à l’Opéra Comique de Londres, Patience fut transférée dans la toute nouvelle salle du Savoy Theater, le fief pour des décennies de la compagnie D’Oyly Carte.