S’il est un opéra où l’on se trouve devant la difficulté, pour ne pas parler de casse-tête, de faire un choix entre le nombre de versions existantes, c’est bien Boris Godounov, le chef d’œuvre de Modeste Moussorgsky. L’Opéra de Nice a retenu la version primitive de 1869, version que Nicolas Joël avait déjà choisie pour cette production créée au Capitole de Toulouse en 1998 (avec José van Dam dans le rôle-titre). La meilleure solution selon nous car elle recentre l’action sur le personnage principal, Boris Godounov torturé par les remords, que l’on suit, pas à pas, à travers son ascension, son couronnement puis sa chute… L’efficacité dramatique de la prime version est ici renforcée par le fait que cette mouture de deux heures, particulièrement resserrée, est donnée sans entracte, imposant ainsi une vraie unité dramaturgique2.
Une fois de plus, nous avouons ne pas avoir été convaincu par la conception scénique et les partis pris de Nicolas Joël. L’actuel patron de l’Opéra de Paris transpose ainsi l’action à l’époque révolutionnaire, autres temps troublés de l’éternelle Russie, mais il n’étoffe guère plus avant ce propos qui reste essentiellement caractérisée par le décor et surtout les costumes, réduits par ailleurs à un dépouillement et une monochromie extrêmes. Les murs noirs du plateau constituent l’essentiel du dispositif scénique et finissent rapidement par lasser, sans compter qu’ils entrent vite en conflit avec les lieux où sont censés se dérouler l‘action, oblitérant l’authenticité historique ainsi que la spécificité russe de l’ouvrage. Mais surtout, les quelques idées qui émergent ici et là s’avèrent, au final, n’être que de simples « trucs », au mieux agaçants, au pire ratés, révélant avant tout une absence de véritable pensée dramaturgique. La direction d’acteurs est, quant à elle, toujours aussi sommaire, notamment dans le traitement des chœurs, généralement rangés en rangs d’oignons… Seuls les superbes éclairages tamisés, signés Stéphane Roche1, procurent quelques satisfactions dans une production décidément bien terne.
Nous avions déjà entendu le Boris d’Evgeny Nikitin, qui, lors de son interprétation du rôle au Théâtre du Châtelet en décembre 2005, avait divisé la rédaction. Depuis, l’artiste a muri son personnage, dans son chant comme dans son incarnation,et notre propre jugement reste partagé. Si vocalement, le baryton russe a gagné en assurance, avec une voix qui s’est corsée, toujours aussi musicale, il fait cependant encore défaut, à l’acteur, ce surplus de magnétisme, de démesure et de tourment sans lesquels on ne peut incarner un grand Boris. Sa mort manque aussi singulièrement d’émotion.
Idem pour le Chouïsky d’Andrey Popov. Si le chanteur nous a gratifié d’aigus saisissants (bien que certains soient restés comme étrangement coincés), le personnage visqueux et fourbe, qu’il se doit d’être, n’est pas pleinement rendu ici3.
Avec sa voix de basse profonde, magnifiquement timbrée, et une interprétation tout empreinte d‘humanité et de sagesse, la basse anglaise Brindley Sherratt est le grand gagnant de la matinée à l’applaudimètre. Il nous offre deux récits d’un superbe lyrisme, conduits avec un sens du phrasé absolument remarquable. Grigori, alias le Faux-Dimitri, trouve dans le ténor Evgeny Akimov un interprète solide, à la voix d’une rare puissance et aux aigus brillamment dardés, traduisant bien toute l‘ambition du personnage. La présence scénique de l’acteur est fort convaincante, aidée en outre par un physique avenant. Le rôle de Varlaam est lui magnifiquement campé par Gennadi Bezzubenkov, tout en gouaille et truculence.
Mentionnons aussi les rôles secondaires, tous fort bien caractérisés.
L’Orchestre Philarmonique de Nice était placé sous la direction d’un des derniers géants russes de la direction d’orchestre, l’immense Gennadi Rozhdestvensky. Très affaibli et diminué en ce dimanche printanier, le chef russe n’a pu donner la pleine mesure de son talent en insufflant à cette sublime musique tout le souffle et le tonus qu’elle exige2. Même si les splendeurs de l’orchestration de Rimsky-Korsakov ne sont pas de mise ici, avec le choix très pertinent – nous ne le répéterons jamais assez -, de la première version, l’orchestre manque néanmoins de dynamisme et peine à faire ressurgir toute la férocité, la rudesse et les aspérités d’une partition visionnaire.
Enfin, le peuple de Russie, acteur à part entière du drame, est chanté et incarné par un Chœur de l’Opéra de Nice (et sa Maîtrise d’enfants) d’une bien belle plénitude et homogénéité. Nous ne leur avons pas toujours connu une telle cohésion. Loué soit donc le travail accompli par leur chef attitré, Giulio Magnanini.
1 A qui était également dévolu la réalisation de cette production de Nicolas Joël.
2 Cette seconde représentation a finalement dû être interrompue par un entracte après le quatrième tableau à la demande du chef qui, épuisé, a tenu à faire une pause pour pouvoir mener à bien sa tâche.
3 Rappelons que Chouïsky est le moteur du drame. C’est lui qui entraîne Boris dans la déchéance. Bien que finalement peu présent sur scène, il n’en est pas moins le deuxième protagoniste de l’histoire (du moins dans la version de 1869, celle de 1874 faisant la part belle au Faux-Dimitri). Enfin, juste pour l’anecdote – pour le moins troublante vu le personnage qu‘il incarne – Andrey Popov qui l’interprète ici ressemble étrangement à Vladimir Poutine !