Vingt-trois minutes, c’est la durée de cette Cléopâtre, scène lyrique pour soprano et orchestre. Exercice de concours pour le prix de Rome sur des vers d’un certain Vieillard, cette cantate n’a pas permis à Berlioz de recevoir le premier prix que, se présentant pour la deuxième fois, il était en droit de pouvoir obtenir. Ses audaces orchestrales l’ont desservi ; comme il l’écrit à son père le 2 août 1829, « Le sujet était la mort de Cléopâtre ; il m’a inspiré beaucoup de choses qui me paraissent grandes et neuves, et que je n’ai pas hésité à écrire ; et c’est là mon tort. Tous ces messieurs étaient bien disposés pour moi : mais ils n’y ont rien compris, et pour les musiciens mon ouvrage a été une sorte de satire de leur manière qui a horriblement froissé leur amour-propre ». Il n’aura donc le prix que l’année suivante avec Sardanapale, et il faudra attendre les années 1960 (intégrale Berlioz de Sir Colin Davis) pour pouvoir découvrir cette œuvre qui ne fut jamais jouée du vivant de son auteur. La grande reine d’Égypte, ses amours tumultueuses et sa fin dramatique continuèrent de hanter Berlioz : il travailla à la fin de sa vie à un opéra d’après Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, mais ne put le terminer.
De la Cléopâtre que l’on peut imaginer, Anna Caterina Antonacci a le port de reine. Robe de lamé noir, grand châle de même couleur, c’est en diva qu’elle entre en scène, et de fait seule une diva peut se prévaloir de prétendre incarner un tel personnage. Elle le fait non seulement avec bonheur, mais avec un brio sans faille. La voix est somptueuse, sur toute la tessiture, le style excellent, la puissance vocale adaptée aux flots impétueux d’un compositeur ne se souciant guère de l’interprète, la prononciation du français impeccable, et la compréhension du texte assurée. Et pourtant, ce texte est-il défendable ? La reine, au seuil du suicide, ressasse sa « honte » : « Reine coupable, que dis-tu ? » ; « j’étais vaincue, je suis déshonorée », etc. Mais, par la grâce de la cantatrice, par ses intonations allant de la véhémence aux plus douces inflexions, tout passe : « Cléopâtre, en quittant la vie, redevient digne de César ! ». Un grand moment d’interprétation, un moment exceptionnel d’intelligence lyrique.
L’ouverture du Roi Lear et la scène finale d’Hamlet complètent ce volet Shakespearien, dont bien d’autres œuvres ont inspiré Berlioz. Dans ces trois pièces, la précision du chef Sir John Eliot Gardiner fait merveille : l’orchestre national de France sonne bien, et la courte intervention des chœurs de Radio France est parfaite : grandes envolées lyriques, éclat des cuivres, bel ensemble des cordes, une excellente première partie.
Pour Pétrouchka (Scènes burlesques en quatre tableaux), comment un orchestre capable d’une grande perfection musicale et instrumentale peut-il interpréter une œuvre si belle et si pleine d’humour avec de telles mines d’enterrement ? Un concert est aussi un spectacle : voir des musiciens, l’air compassé et absent, sembler s’ennuyer comme s’ils avaient à accomplir un pensum, rend dans le cas présent l’écoute difficile et l’appréciation impossible : à réécouter donc sur Internet et sur France Musique, les yeux fermés…