Très attendue et ayant attiré un public de spécialistes qu’on aura retrouvé au colloque Galuppi organisé les 4 et 5 février à l’université de la ville, la production est présentée comme une « première mondiale » de l’œuvre, « jamais représentée depuis sa création dans son édition originale » annonce encore le site de l’opéra. Pourtant Riccordi a publié le fac-simile d’un manuscrit dès 19861, et une production au moins, en « première exécution mondiale », est attestée au Teatro Goldoni de Venise les 20 et 22 octobre 20052 ! Une ligne du programme de Liège précise cependant « avec insertion d’airs du manuscrit de Bruxelles conservé au Conservatoire Royal de Bruxelles ». La « première » annoncée ne porte-t-elle donc que sur ce point ? On aurait aimé avoir d’autres précisions. Les musicologues auront tranché, peut-être lors du colloque annoncé, auquel devait participer l’éditeur de la nouvelle mouture, Riccardo Carnesecchi.
On ne chicanera pourtant pas plus à ce sujet, tant il est vrai que la production du prolifique compositeur (une centaine d’opéras, dont une vingtaine d’œuvres bouffes…) reste plus que largement à redécouvrir et… à réévaluer. Dans ces conditions, le paradoxe (ou l’intérêt supplémentaire ?) est alors d’avoir choisi une partition très tardive (1771), dans une carrière dont l’apogée est généralement située dans les années 1750 et 1760, au moment de la collaboration suivie du compositeur avec Goldoni, seule période représentée au disque par une douzaine d’enregistrements3. Galuppi, revenu à Venise après un séjour de trois ans à la cour de Saint-Pétersbourg qui a achevé de consacrer sa renommée internationale, engage alors une nouvelle collaboration avec le jeune Giovanni Bertati (1735-1808) qui lui, a encore ses galons à conquérir, ce qu’il fera définitivement avec le magistral livret du Matrimonio segreto de Cimarosa en 1792. En 1771, sa verve est un peu plus modeste, et la « chinoiserie » de L’Ennemi des femmes, combinant un thème exotique qui fait alors fureur et un conflit psychologique du type « je t’aime moi non plus » qui oppose deux adversaires farouches du sexe opposé, tire nettement plus à la ligne.
Au premier des trois actes les ministres Si-Sin et Ly-Lam essayent en vain de persuader l’empereur Zon-Zon, qui joue les précieux dégoûtés, d’épouser une de leurs trois protégées, Xunchia, Kam-Si et Zyda. L’arrivée de deux naufragés européens, Giminiano et sa nièce Agnesina, à qui le mariage fait tout autant horreur, perturbe leur jeu, bien que les deux héros, une fois mis en présence, ne songent d’abord qu’à se tourner le dos. Au second, le dégoût réciproque se répète, comme les pressions des ministres en faveur d’un mariage. Zon-Zon se ravise, accepte l’idée d’épouser Agnesina, dont le charme a fini par opérer et qui connaît le même revirement, sous réserve toutefois de l’approbation du peuple, qui s’en réfère pour sa part à l’opinion du dieu Kin-Kin. Caché dans la statue de celui-ci, Geminiano est chargé de donner le feu vert souhaité, mais l’affaire échoue pour cause d’enfumage excessif de la statue ! Au III, malgré la rage de Xunchia, Zon-Zon cède à la l’ultime exigence d’Agnesina : être la seule épouse, contrairement à la coutume locale qui autorise la polygamie. Et comme on l’attendait bien sûr, tout se conclut par le mariage de Zon-Zon et Agnesina, qu’accompagne celui de Xunchia et de Giminiano, nommé mandarin.
L’intrigue est donc une bulle très légère, faisant attendre longtemps un dénouement prévisible et sans péripéties vraiment passionnantes. Mais le plus important est bien dans le pittoresque de la chinoiserie, raison vraisemblable d’un beau succès initial4. C’est en tout cas le parti de production qu’a choisi le maître des lieux, qui assure lui-même la mise en scène. Et Stefano Mazzonis da Pralafera a eu raison sans doute, pour une redécouverte, de ne pas céder d’emblée à la tentation d’une relecture moderniste, que pourrait appeler par exemple cette brève guerre des sexes, pour proposer au contraire une sorte reconstitution au premier degré, où décors et costumes jouent un rôle essentiel.
Son équipe est pour cela bien armée. Sur la vaste scène du Palais-Opéra, Jean-Guy Lecat a posé une architecture symétrique, où les châssis latéraux encadrent un large portail. Les deux battants monumentaux s’ouvrent bientôt, dévoilant un écran où joue bellement un théâtre d’ombres, et d’abord, en silhouette, le petit bateau des naufragés sur un océan tumultueux. L’effet de cette « étrange lucarne », qu’on reverra périodiquement, est charmant ; peut-être un peu trop exploité pourtant, avec notamment des figures grandeur nature qui finissent par encombrer, voire par faire pléonasme avec l’action principale : on aurait pu gommer. Quant à Frédéric Pineau, il a su déployer son brio d’illustrateur dans des costumes plus chinois que moi tu meurs, mais qui ne font après tout que suivre la mode d’époque. Une direction d’acteurs plutôt sage anime l’ensemble comme il convient, avec plusieurs gags qui mettent la salle en joie (l’entrée d’un monumental chameau au II par exemple).
Un plateau dans l’ensemble de qualité répond à ses indications. Dans le rôle du prince Filippo Adami a toute l’élégance de stature le timbre éclatant voulu, l’expérience aussi du répertoire, malgré quelques moments moins heureux dans les vocalises (grand air de Zon-zon au I), bien rattrapés ensuite5. Alberto Rinaldi, une nouvelle fois, accuse assez sérieusement l’âge, mais l’acteur est brillant dans le personnage de composition de l’oncle à la fois bourru et opportuniste, animant excellemment la scène de banquet du I par exemple, premier moment réellement drôle de la partition. Sa nièce, un peu âgée peut-être pour la crédibilité du rôle, tend à compenser par les minauderies, mais la performance vocale d’Anna Maria Panzarella est solide, brillante même, avec un inépuisable abattage. Le ministre de voix large, et de solide métier, de Daniele Zanfardino compense la portée plus limitée de celle de son rival Juri Gorodezki, tout jeune chanteur qui pourtant ne démérite pas. Dans un rôle curieusement sacrifié à l’acte II, Liesbeth Devos enfin défend honnêtement Xunchia, la prétendante vindicative, tandis que ses deux compagnes font bonne figure dans des personnages encore plus ingrats.
En première à Liège, Rinaldo Alessandrini était un excellent choix pour défendre au mieux la partition, dans laquelle il s’engage avec une énergie et une conviction que nous ne lui avons pas toujours connues à ce point. Son bon orchestre, très motivé, ne fait pas trop regretter l’absence d’instruments anciens (mais le continuo est cependant bien sec). Avouons pourtant, avec la prudence qu’impose une toute première audition, ne pas avoir été totalement convaincu par les quelque deux heures de musique de l’œuvre même, malgré le bel effort accompli pour la faire briller sur la scène et dans la fosse. Le Vénitien Galupppi continue d’y suivre fidèlement la formule napolitaine, que Paisiello et Cimarosa, entre autres, illustrent alors avec succès depuis des dizaines d’années, et l’on croît percevoir même quelques souvenirs de La Servante maîtresse…. Mais hors un beau second finale qui module un peu plus hardiment et le métier éprouvé de l’ensemble, il ne nous livre pas de ces surprises et inventions heureuses qu’on trouve chez ces derniers, souvent même dans leurs oeuvres mineures. Et l’on ne décèle pas non plus, à cette date tardive, les signes d’une évolution esthétique, comme chez le premier, avec la Nina de 1789 il est vrai, pour ne pas parler de la verve beaucoup plus étincelante du second dans son Mariage de 1792. La virtuosité même du chant qui fait l’autre force des Napolitains reste limitée, malgré la difficulté de certains airs très longs. On attendra toutefois le DVD annoncé (en espérant qu’on corrigera les grosses vulgarités du surtitrage français !) pour juger avec plus de recul et d’objectivité cet effort de résurrection pour lequel Liège mérite assurément notre reconnaissance.
François Lehel
1- Dans la collection « Drammaturgia Musicale Veneta », n°21.
2- On relève encore une représentation semi scénique lors des « Internationale Baroktage » de l’abbaye de Melk, en Autriche, le 4 juin 2006.
3- Notamment lors de représentations qui se sont multipliées ces dernières années sur des scènes italiennes. On notera en particulier quatre autres « Drammi giocosi » sur livrets de Goldoni : au début de leur collaboration, L’Arcadia in Brenta, 1750 (Fonit Cetra), Il Mondo della Luna , 1750 (Bongiovanni), La Diavolessa , 1755 (CPO), et surtout Il Filosofo di campagna, 1754 (Testament et Bongiovanni), créé lui aussi au San Samuele.
4- Prolongé pendant huit années, avec reprises à Parme ou Turin…
5- Il était déjà Aminta dans la première reprise moderne de L’Olimpiade de 1747 au Teatro Malibran de Venise, en octobre 2006.