On sait la grande admiration que Verdi vouait à William Shakespeare. Son œuvre dramaturgique était, en compagnie de La Divine Comédie et la Bible, les livres de chevet du compositeur italien. Avant Falstaff, Verdi avait ainsi mis en musique deux de ses pièces parmi les plus célèbres, Macbeth en 1847 et Otello en 1887. Il caressa par ailleurs, sa vie durant, l’idée de mettre en musique Le roi Lear, mais le projet ne verra jamais le jour, à son grand désespoir. L’autre souhait profondément ancré en lui était, après le cuisant échec de son premier opéra Un giorno di regno (1840), de mettre à nouveau en musique une comédie. C’est ainsi que cinquante ans plus tard, soit en 1889, son grand ami et librettiste dorénavant attitré, Arrigo Boito, vient lui en proposer une, basée sur Les joyeuses commères de Windsor. Bien qu’enthousiasmé par l’histoire du Cavaliere Grasso, Verdi lui répond néanmoins qu’il ne pense pas que sa santé lui permette de mener à bien une telle entreprise, ce à quoi Boito lui rétorque que, contrairement à un drame, une telle œuvre, pleine de drôlerie, ne lui coûtera aucune fatigue. Quelques jours plus tard, Verdi lui écrit « Amen, ainsi soit-il ! Va pour Falstaff ! Oublions un temps les obstacles, l’âge et la maladie ! » . Après quatre ans de travail sur la partition, soulignant à qui veut l’entendre qu’il ne compose Falstaff que pour son propre plaisir1, l’œuvre est créée triomphalement à La Scala de Milan en Février 1893.
Falstaff est très différent, musicalement parlant, de tout ce que le génial compositeur avait écrit auparavant. Ici, l’orchestre n’accompagne plus seulement les chanteurs mais est un protagoniste à part entière, si ce n’est le principal. Les airs inspirés de ses précédents opéras laissent place à une sorte de récitatif mélodique continu qui n’est pas sans rappeler l’écriture wagnérienne, en dépit de la différence de style. Mais le testament de Verdi, au-delà de ses qualités musicales intrinsèques, est avant tout « une réflexion douce amère sur la condition humaine », dixit Fabio Luisi dans le programme de salle, une plaisanterie où tout le monde trompe et se moque de tout le monde, comme l’entonne joyeusement l’ensemble des protagonistes dans les dernières mesures « Tutto nel mondo è burla ! » (La vie est une farce !). Dernier éclat de rire d’un homme âgé de 80 ans, l’œuvre n’en est pas moins truffée de moments d’émotion mélancolique et reste, à nos yeux, le chef d’œuvre lyrique du génie de Busetto.
Plus que de «grandes voix », ce sont des chanteurs avec une forte personnalité et du charisme dont Falstaff a besoin pour lui rendre pleinement justice. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Liceu et son directeur artistique Joan Matabosch, ont réussi avec brio la gageure. A commencer par le magnifique Ambrogio Maestri qui dessine un Pancione terriblement humain et touchant. Faisant fi de tout histrionisme mal venu, le baryton italien, incontournable dans le rôle aujourd’hui, incarne un Falstaff éclatant de santé vocale, faisant montre d’un de jeu de scène irréprochable et d‘une déclamation royale. Avec lui, le moindre geste de la main ou haussement d’épaule devient un moment de théâtre. Son « Alice è mia ! » au II sait se garder de tout effet trop appuyé ou vulgaire et sa longue complainte du III, « Io, dunque, avro vissuto » , vous ferait presque verser des larmes sur son sort, alors qu‘il évoque, avec amertume, le poids des ans, la fuite du temps et la méchanceté du monde. Ludovic Tézier incarne un Ford tout aussi remarquable, prouvant, si besoin était, les affinités du baryton français avec le chant verdien. Le timbre offre toujours cette immédiate séduction et l’artiste fait preuve d’une musicalité rare, à la diction claire et naturelle. Sans se départir de sa légendaire élégance, il nous délivre un air de la jalousie « E sogno? o realta? » plein de fureur, mais aussi empreint de mille nuances, salué par une ovation du public. Le jeune Joel Prieto prête sa jolie voix de tenorino à Fenton. L’acteur possède un physique idéal pour le rôle et il s’acquitte de son air du dernier acte « Dal labbro il canto estasiato vola » avec autant d’émotion que de délicatesse. Raul Gimenez dans le rôle du Dr Cajus accuse le poids des ans et, après un début catastrophique, une fois la voix échauffée, s‘en sort honorablement, surtout grâce à un formidable tempérament comique.
Avec leur allure impayable, Francisco Vas et Carlos Chausson forment un duo Bardolfo/Pistola haut en couleurs.
Coté dames, on bénéficie là aussi d’un bien beau quatuor de commères. Fiorenza Cedolins est une charmante Alice Ford, au soprano clair et lumineux, aux aigus parfaitement dardés. On admire l’actrice, en femme à poigne et pleine d’esprit qu’elle est. Bien que scéniquement plus en retrait que sa consœur italienne, le mezzo espagnol Maite Beaumont incarne une Meg Page qui n’a vocalement rien à lui à envier, avec un medium étoffé et un timbre chaud. Elisabetta Fiorillo trouve dans Mrs Quickly un de ses meilleurs emplois. A son fort tempérament, formidable de drôlerie et de cabotinage, elle ajoute une voix au volume sonore impressionnant et aux graves somptueux, jamais poitrinés à l‘excès, notamment lorsqu’elle lance ses fameux « Reverenza ». Magnifique enfin la Nanetta fraîche et sensuelle de Mariola Cantarero qui ravit l’auditoire avec des pianissimi éthérés et limpides lors de son air au IV « Sul fil d’un soffio etesio » . Elle forme avec Fenton un couple de tourtereaux parfaitement assorti, tant vocalement que scéniquement, touchante incarnation du futur et de l’amour.
La production que nous offre à voir le Liceu est signée de l’ex-intendant de la Schaubühne de Berlin, Peter Stein, ici reprise par un de ses assistants, Nick Ashton. Elle fut initialement montée pour l’opéra de Cardiff en 1988 avant d’arriver sur les bords du Rhône en 2004 (avec une prise de rôle remarquée pour Laurent Naouri), à l’Opéra National de Lyon qui en était coproducteur.
C’est tout simplement un bonheur que de voir cette pépite d’intelligence, magnifiée par une direction d’acteurs exemplaire, « un cadeau pour le public » selon les termes de Stein. Tel un ballet, les mouvements sur scène sont dans un parfait accord avec les notes qui surgissent de la fosse. Loin de toute relecture, le cadre scénique est on ne peut plus classique et traditionnel, situant l’action dans un théâtre élisabéthain du 16e siècle. Jusqu’au dernier tableau, hormis les trois/quatre éléments de décors intrinsèques du livret – le panier, le paravent et un luth – rien ne vient embarrasser la scène inutilement. La dernière scène, située dans le parc du château de Windsor, est stupéfiante de beauté visuelle, avec cet énorme chêne stylisé planté au milieu du plateau dans une pénombre bleutée et autour duquel se joue la dernière mauvaise farce infligée au pauvre Falstaff, d’abord harcelé puis bastonné.
Les costumes d’époque, superbes, sont signés Moidele Bickel tandis que les éclairages, à saluer tout autant, portent la signature de Robert Bryan.
Seul petit bémol à apporter ici, les précipités entre chaque tableau ont tendance à perdurer, faisant un peu retomber l’excitation dans laquelle le spectateur est constamment plongé pendant la représentation.
Mais Falstaff reste avant tout un opéra de chef. A ce titre, le maestro italien Fabio Luisi a parfaitement rempli sa mission et s’est même montré éblouissant. L’ancien directeur musical de la Staatskapelle de Dresde a donné une lecture pleine de vie, de couleurs et de légèreté à cette partition dont les subtilités du tissu orchestral sont en quelque sorte le personnage principal du drame. En prenant soin de toujours soutenir les chanteurs tout en veillant aux ensembles et au difficile équilibre fosse/plateau, Luisi réussit surtout le tour de force de galvaniser constamment son formidable instrument, l’Orchestre du Gran Teatre del Liceu, jusqu’à nous offrir, dans l’extraordinaire fugue qui clôt l’opéra, un véritable feu d’artifice musical. Chapeau Maestro !