Le tout n’est pas la somme des parties. Et les parties seules ne suffisent pas à la réussite du tout. L’opéra de Lausanne nous le prouve, hélas, avec cette Fille de Madame Angot qui avait pourtant beaucoup d’atouts dans sa manche. Pour sa traditionnelle opérette de fin d’année, appréciée chaque année par un public élargi, on nous propose donc la seule œuvre célèbre de Charles Lecocq. Pourquoi, d’ailleurs, cette notoriété ? Certes, il y a quelques ensembles bien trouvés, et quelques airs entraînants, mais qu’on la compare avec la finesse délicate d’une Véronique de Messager, et que l’on se demande ensuite pourquoi cette dernière est plus rarement à l’affiche. La notoriété de la Fille de Madame Angot serait – dixit le programme – due à l’argument qui situe l’action sous le Directoire et qui offre une galerie de personnages historiques et de types sociaux de l’époque1. Il nous faut donc largement compter sur l’aide de la mise en scène pour la réussite de cette soirée. Or, c’est bien là que réside le problème. Et pourtant…
Avec une costumière telle que Dominique Borg, il y avait l’assurance d’une réalisation exemplaire, ce qui n’a pas manqué : qu’il s’agisse des Incroyables ou des Merveilleuses, les costumes sont magnifiques, outranciers à raison, et font un effet qui doit être celui que ces extravagants produisirent à l’époque – un vrai coup de maître. De même pour les soldats et gens de la Halle, soignés et variés, ainsi que Pamponnet, délicieusement ridicule ; on y croit, et le Directoire reprend vie ! Les voix, ensuite, globalement très appropriées. Ainsi Jean-Sébastien Bou fait un excellent Ange Pitou, à la fois romantique charmeur, et baryton idéal. On ne s’étonne pas qu’il ait campé le Florestan de Véronique tant ce rôle doit lui aller à merveille. Emiliano Gonzalez Toro compose lui aussi un Pamponnet qui n’est en rien aigrelet, comme peuvent l’avoir été d’autres ténors dans le même rôle ; au contraire, c’est une voix riche et superbe, ce qui ne l’empêche pas de donner tous les traits qu’il faut à son personnage, aussi bien scéniquement que vocalement, et cela mérite d’être souligné. Même constat éminemment positif pour la Mlle Lange de Maryline Fallot dont la couleur vocale très différente de celle de Bénédicte Tauran aide à la caractérisation des deux personnages. Une Bénédicte Tauran qui, malgré une puissance limitée, interprète une Clairette dont l’élégance vocale, le style et l’engagement scéniques sont brillants – elle est vocalement presque trop élégante, d’ailleurs, pour une fille de la Halle ! A relever aussi, l’Amarante de Michèle Lagrange, qui campe une authentique poissarde, le Larivaudière d’Alain Vernhes autant acteur que chanteur, et le Trénitz de Frédéric Longbois, tout en manières, hilarant. Les entractes sont meublés avec talent et humour par les danseurs Justine Arm et Giuliano Cardone. Enfin, le choeur de l’opéra de Lausanne, toujours d’aussi bonne qualité. Plusieurs interventions parlées, et quelques-unes chantées sont dévolues aux choristes : des emplois assumés toujours avec brio.
Il y avait donc suffisamment d’éléments pour proposer un bon spectacle. Or la sauce ne prend pas. Après un début prometteur, on se rend compte rapidement que la vision d’ensemble, la direction d’acteurs et la conduction dramatique, tâches du metteur en scène, semblent déficientes. On se demande ce qu’Anémone a pu faire, tant le tout semble en chantier, et tant les scènes se suivent sans inspiration. Le décor est aussi discutable : très sommaire, c’est un assemblage minimal de planches grisâtres. Pourquoi ce contraste avec l’éclat des costumes ? Pour signifier la fausseté et la fragilité de ce Paris thermidorien ? Dans tous les cas, l’acte III mis à part, le résultat n’est pas très séduisant et donnerait presque une idée d’inachevé. A relever toutefois, la guillotine en fond de scène au premier acte, d’un à-propos grinçant. A cela s’ajoute une direction musicale qui manque de vivacité. Nicolas Chalvin est précis et soucieux du détail : la partition en ressort plus propre que dans d’autres interprétations, et l’on profite mieux des quelques traits savoureux de l’œuvre. Mais, trop appliqué peut-être, il passe à côté de certains moments clés, telle la « chanson politique », prise à un tempo d’une lenteur exaspérante. Alors qu’elle devrait emporter la salle, la voilà molle, gâchée, malgré l’investissement total de Bénédicte Tauran. La partition ne vaut pas tant d’application. Elle demande en revanche pour faire voir ses charmes, plus d’entrain et de nerf : c’est une musique enlevée. Une dynamique qui n’est venue, ce soir, qu’au troisième acte. Pourtant, l’excellente Sinfonietta de Lausanne semblait tout à fait apte à nous l’offrir d’entrée. Dommage, il y avait là les ingrédients pour faire beaucoup mieux que cette proposition un peu vide… Sur un air connu : « Anémone a raté ses scènes, c’n’était pas la peine, c’n’était pas la peine, non pas la peine assurément, de la faire v’nir pour Nouvel An… »
1 Ce que, soit dit en passant, Véronique propose aussi, pour la monarchie de Juillet.